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22/12/2006 | |||
Chronique Livres | |||
Les « harragas » rêvent aussi (MFI) De l’espoir et autres quêtes dangereuses est un premier roman subtil et sophistiqué qui éclaire de l’intérieur les drames de l’immigration. Encore inconnue dans le monde francophone, la Marocaine Laila Lalami est devenue une véritable vedette aux Etats-Unis depuis la publication, en 2005, d’un premier roman étonnamment accompli. D’autant plus étonnant que Lalami écrit en anglais, langue que celle-ci a apprise au collège en même temps que l’arabe et le français, mais qui est devenue sa première langue depuis qu’elle s’est installée outre-Atlantique il y a une quinzaine d’années. « J’ai appris l’anglais à l’école et j’ai tout de suite adhéré aux mécaniques de cette idiome », aime-t-elle répéter à ceux qui s’étonnent de son choix de la langue de Shakespeare plutôt que celle de Molière. Salué unanimement par la critique, son roman De l’espoir et autres quêtes dangereuses s’inspire d’un entrefilet paru en 2001 dans la version en ligne du journal Le Monde, annonçant le naufrage tragique d’un rafiot dans le détroit de Gibraltar, avec à son bord 15 Marocains candidats à l’immigration clandestine. « Je me trouvais dans mon bureau à Los Angeles où je travaillais à l’époque comme linguiste pour un programme informatique, quand j’ai pris connaissance de cette brève. C’était ma huitième année aux Etats-Unis et je guettais avec avidité les nouvelles du Maroc. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un drame isolé, d’une expédition en mer qui aurait mal tourné. Mais depuis, ces drames de l’immigration clandestine se sont multipliés. Il ne se passe pas une semaine sans qu’il y ait des reportages sur des arrestations effectuées par les gardes maritimes de part et d’autre de la Méditerranée. Je me suis demandée ce qui pouvait pousser les gens à céder toutes leurs économies et à risquer ainsi leur vie pour aller exécuter en fin de compte des travaux pénibles et ingrats. J’étais immédiatement happée par les récits de ces migrants, bien qu’apparemment leurs parcours soient très différents du mien. Et pourtant, il y avait quelque chose dans les récits de ces “harragas” qui ne m’était pas totalement étrangère. » Dans l’argot arabe de Rabat, on appelle « harragas » ces émigrants clandestins qui « brûlent » leurs papiers d’identité pour ne pas se faire renvoyer dans leurs pays d’origine. Leurs histoires faites de désespoir, de violences et de mort, n’ont certes rien à voir avec le sort personnel de Laïla Lalami. Mais dans le Maroc des années 60 et 70 où celle-ci a grandi, l’émigration faisait partie de la vie quotidienne à cause de la faillite économique du pays et la lente paupérisation de la classe moyenne. Partir était déjà la solution magique aux problèmes existentiels des Marocains. Aussi Lalami s’est-elle sentie interpelée par les reportages de presse sur les tragédies de l’immigration clandestine. « J’ai pensé écrire une nouvelle, mais au bout de plusieurs mois de travail, je me suis rendue compte que j’en devais faire un livre. » Son roman s’ouvre sur la traversée périlleuse des quatorze kilomètres qui séparent les côtes marocaines de l’Eldorado européen. Embarquée sur une patera, une trentaine de Marocains qui n’ont rien en commun sauf l’espoir chevillé au corps d’une vie meilleure. C’est cet espoir que Lalami explore en remontant dans le passé de ses protagonistes, mais aussi en imaginant dans la partie finale de son bref roman leur devenir à partir de ce moment fondateur ou refondateur que représente la traversée. Pour autant, De l’espoir et autres quêtes dangereuses n’est pas un roman sur l’immigration, mais un enchaînement de parcours individuels reliés par l’acuité d’une écriture volontariste qui tente de redonner aux victimes de la vie et de la politique, leur épaisseur humaine en révélant leurs désirs, leurs ressentiments, leurs rêves, leurs peurs et leurs détermination. Ils s’appellent Murad, Aziz, Halima ou Faten. Ils sont chômeurs, femmes de ménage, vendeurs à la sauvette, étudiants. La force du roman de Laïla Lalami est d’avoir réussi à sortir ses héros de leur anonymat d’immigrés clandestins et à nous faire entendre leurs voix, leurs rêves et leurs espérances. De l’espoir et autres quêtes dangereuses, par Laïla Lalami. Traduit de l’anglais par Catherine Pierre-Bon. Editions Anne Carrière, 206 pages, 18,50 euros. Tirthankar Chanda Zahia Rahmani : pudique et confiante (MFI) Il aura fallu trois livres à Zahia Rahmani pour écrire cette simple phrase : « J’ai confiance. » Trois livres de plus en plus écrits, pudiques, tout simplement beaux. Moze, c’était le drame du père, harki emprisonné puis échappé d’Algérie en 1967 avec sa famille, jamais « réparé », comme disait la mère. « Musulman » roman, c’était la douloureuse recherche d’une langue, d’un nom, d’une identité qui ne soit pas contrainte par le verdict des autres. France, récit d’une enfance, c’est le rayonnement de la mère, qui semble tout renverser et rendre possible, avec son entêtement à transmettre une histoire légendaire, les mots de la parentèle, la famille restée en Kabylie, là d’où elle vient, où elle a eu une enfance extraordinaire, toute en fables, et qu’elle s’acharne à raconter pour que sa fille vive, survive à la « honte » et au « néant » que la France assigne aux enfants de harkis. Une mère illettrée, mais qui sait « l’art du mot » et la « douceur ». Au chevet de cette mère malade, dans la grande maison de village où elle a vécu son adolescence, dans un coin de Picardie, Zahia Rahmani se souvient et raconte, depuis le départ d’Algérie, à cinq ans, jusqu’à la touchante « délicatesse » d’un premier amour d’été. Et en même temps qu’elle fait vivre des personnages, des voisins, des amis, elle réfléchit sans cesse à la rencontre, à l’altérité, à la colonisation et au traitement des différences sociales et raciales, fidèle à ses premières lectures, aux romanciers américains qu’elle évoque avec passion. Sans oublier l’histoire et le présent de l’Algérie, où elle est retournée quelquefois, qui refuse encore officiellement d’entendre une voix comme la sienne. France, récit d’une enfance, par Zahia Rahmani. Sabine Wespieser Editeur, 165 pages, 16 euros. Frédéric Lefebvre « L’esclavage n’est pas un stade de l’évolution humaine » (MFI) A première vue, l’idée de cartographier les esclavages paraît incongrue. Pourtant, cet Atlas des esclavages, soutenu par l’Unesco (Route des esclaves), brosse à grands traits un état des connaissances historiques jusqu’ici éparses – sur une question toujours au cœur de l’actualité et des passions. De l’Antiquité à nos jours, toutes les formes de cette pratique universelle sont mises au jour sous forme de cartes et d’infographies (plus de 150) ou encore de statistiques. Des données recueillies auprès des chercheurs de différents « domaines esclavagistes » par Marcel Dorigny et Bernard Gainot, historiens, maîtres de conférence à Paris VIII et Paris I. L’esclavage est une forme « de la domination absolue d’hommes par d’autres hommes », rappellent-ils. Il fait « de l’individu la chose d’un maître qui dispose souverainement de son corps, de son travail et de ses biens. [L’esclave] peut être vendu, loué, cédé à bail, à l’instar d’un animal ». Ce sont le plus souvent des étrangers et la guerre est presque toujours à l’origine de leur servitude. Ainsi en va-t-il dans la Rome antique ou chez les Hébreux anciens. « L’utilité des animaux privés et celle des esclaves sont à peu près les mêmes, disait Aristote ; les uns comme les autres nous aident par le secours de leur force corporelle à satisfaire les besoins de l’existence. » L’esclavage n’est pas « un stade de l’évolution humaine, mais un type de relations sociales qui a existé dans toutes les régions du monde à toutes les époques ». Le service domestique, qualifié d’« esclavage doux », est aussi pour les auteurs « une vue de l’esprit ». Au cœur de l’ouvrage, « la traite coloniale, (…) organisée par les principales puissances européennes, (…) qui porte le commerce des êtres humains à une échelle inédite ». Ainsi que les sociétés esclavagistes des Amériques et des Mascareignes du 17e au 19e siècles, les abolitions de la fin du 18e siècle aux années 1880 et enfin les formes actuelles de l’esclavage. Un outil précieux pour le grand public comme pour les chercheurs. Atlas des esclavages. Traites, sociétés coloniales, abolitions de l’Antiquité à nos jours, par Marcel Dorigny et Bernard Gainot. Editions Autrement, 80 pages, 15 euros. Antoinette Delafin « Dépénaliser la couleur de peau » (MFI) L’historien François Durpaire publie France blanche, colère noire, une réflexion savante inspirée par les émeutes urbaines françaises en 2005 – qui ont conduit à l’instauration de l’état d’urgence. Pour Dominique de Villepin, Premier ministre, ce pays « pas comme les autres […] n’acceptera jamais que les citoyens vivent séparés, avec des chances différentes, avec des avenirs inégaux ». Un auto-satisfecit « anachronique au regard [de] l’apartheid socio-racial à l’œuvre », estime le professeur d’histoire nord-américaine (université Paris I). Citant Alexis de Tocqueville (« Il faut que les Noirs et les Blancs se confondent entièrement ou se séparent » – De la démocratie en Amérique – 1835), il questionne. Pourquoi la France se pose-t-elle encore en modèle ? Pourquoi donne-t-elle ainsi indirectement des leçons à l’ami américain ? Car pour l’auteur, les Etats-Unis sont parvenus, après quarante ans de lutte pour l’égalité des droits, à construire une société plus harmonieuse et à réconcilier leurs citoyens noirs et blancs. « C’est bien de cette capacité à faire vivre cette diversité, au sein d’un espace civique assez large, que l’Amérique tient son dynamisme. » En France, la « dérive communautaire », au centre de toutes les polémiques, mériterait d’être analysée sans tabou pour faire de la patrie des droits de l’homme « une nation cosmopolite ». Préalable : « Dépénaliser la couleur de peau, ne plus interroger la présence légitime de centaines de milliers d’enfants noirs en France… » Les jeunes nés en France ne doivent plus faire de leur peau « une identité de survie ». Et même si « l’idée de « race » ne peut disparaître qu’avec la fin du racisme », la société française doit combattre ses préjugés en faisant de son identité métissée « la conscience politique d’une expérience partagée ». Quant aux élus, ils doivent engager aussi parallèlement une politique volontariste en la matière. France blanche, colère noire, par François Durpaire. Editions Odile Jacob, 276 pages, 21,90 euros. A. D. Comment la France a-t-elle géré la crise ivoirienne ? (MFI) Le bourbier ivoirien retrace la mission des militaires français déployés en Côte-d’Ivoire, depuis l’éclatement de la rébellion en 2002 jusqu’à octobre 2005, lors du report du scrutin présidentiel et aussi de la suspension du général Poncet, commandant de la Force Licorne. De nombreux entretiens menés par Charles Maisonneuve avec les responsables militaires ou industriels français lui permettent de montrer la manière dont les décisions ont été élaborées en France. A l’origine de cette enquête très documentée, les événements de novembre 2004. Fin octobre, le leader des Jeunes patriotes, Charles Blé Goudé, engage les Forces loyalistes du président Laurent Gbagbo à libérer le nord du pays. Les Fanci lancent une série de raids aériens sur Bouaké puis Korhogo sans qu’aucune force d’interposition, Onuci ou Licorne, ne réagisse. Une « inertie » qui fait penser à l’attitude de la Forpronu qui, « dix ans plus tôt, tentait courageusement, mais sans mandat efficace, de ramener la paix dans les Balkans ». Journaliste et spécialiste des questions militaires, l’auteur raconte ces folles journées. Le 6 novembre 2004, les Sukhoi ivoiriens bombardent le QG des marsouins, tuant neufs soldats français, et le président Jacques Chirac ordonne la destruction de la flotte aérienne ivoirienne au sol ; s’en suivent des manifestations monstres de Jeunes patriotes à Abidjan… Le 9 novembre, devant l’Hôtel Ivoire – qui abrite « aux étages supérieurs, [outre] Blé Goudé ou Kadet Bertin, ancien ministre de la Défense (…), une quarantaine de spécialistes israéliens du renseignement, chargés d’écouter les communications de l’Onuci et de Licorne » – la situation dégénère, sur fond d’évacuation dans l’urgence de ressortissants français. Pourquoi la Force Licorne ouvre-t-elle le feu ? Certains Patriotes sont-ils armés ? On dénombre en tout cas une dizaine de morts selon les officiers français – beaucoup plus selon les autorités ivoiriennes. Si « la Force Licorne est parvenue à maîtriser cette situation très difficile », estime l’auteur, « elle va perdre la bataille médiatique ». D’où ce bilan en demi-teinte de son action alors que sa présence a au moins jusqu’ici… évité un génocide. Le bourbier ivoirien, par Charles Maisonneuve. Editions Privat, 221 pages, 21 euros. A. D. « Pour une participation plus active des citoyens au gouvernement du monde » (MFI) Dans La diplomatie non gouvernementale, Henri Rouillé d’Orfeuil plaide pour « la nécessaire émergence d’une diplomatie participative ». Le terme est à la mode. Et l’ouvrage, militant jusque dans sa forme. Publié dans une collection alter mondialiste coéditée par douze éditeurs francophones, il se veut « une expérience pionnière de commerce équitable dans le domaine du livre ». Cet ingénieur agronome, docteur en économie, tente d’y évaluer « l’étonnant pouvoir d’influence des ONG au regard de leurs modestes moyens ». Vieux routier, fin connaisseur des arcanes gouvernementales et non gouvernementales – il a travaillé au ministère des Affaires étrangères et à la Banque mondiale avant de présider Coordination SUD, la coordination des ONG françaises –, il brosse à grands traits l’histoire de ses différentes familles. « La lutte pour la création ou pour la conquête de cet espace d’initiatives citoyennes est (…) aussi vieille que les croisades ». Les humanitaires d’urgence s’inscrivent « dans la tradition des confréries charitables », religieuses et militaires, et des laïcs philanthropes, fondateurs d’hospices… D’autres filiations relient « les philosophes du Siècle des Lumières aux défenseurs modernes des droits humains » et les ONG de développement aux courants utopistes, fondateurs du socialisme ou du christianisme social, « qui ont accompagné, souvent en la critiquant, l’action coloniale et, en les soutenant, les mouvements d’émancipation ». Les ONG d’environnement sont plus récentes, « expression d’une nouvelle conscience planétaire ». Toutes pèsent sur les « gouvernements, seuls habilités à négocier des accords et à signer des traités ». Construire un monde de solidarité, promouvoir un état de droit international, transmettre aux générations futures un patrimoine préservé, tels sont les objectifs de cette diplomatie non gouvernementale qui, pour l’auteur, serait devenue une « composante majeure de la diplomatie moderne, (…) compromis entre les acteurs régaliens et des groupes ou des réseaux de citoyens ». La diplomatie non gouvernementale. Les ONG peuvent-elles changer le monde ?, par Henri Rouillé d’Orfeuil. Editions de l’Atelier, Collection « Enjeux planète », 204 pages, 14 euros. A. D. | |||
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