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24/07/2007 | |||
Le récit alternatif d’André Brink | |||
(MFI) La Porte bleue, sous la plume d’un des grands maîtres de la fiction contemporaine, est un bref récit d’amour, de séparation et de regrets. Avec en toile de fond l’Afrique du Sud d’hier à aujourd’hui. C’est le premier texte d’une série qu’André Brink compte consacrer aux vies parallèles. | |||
Dans sa très belle nouvelle Comment Wong-Fo fut sauvé, Marguerite Yourcenar a raconté l’histoire poétique d’un vieux peintre chinois qui réussit à échapper à la terrible colère de son empereur – qui lui reprochait de représenter dans ses toiles le monde mieux qu’il ne l’était – en s’embarquant sur un bateau en partance pour les terres lointaines... qu’il vient de peindre. Ou l’art comme possibilité de fuite et comme exploration du possible. Il y a quelque chose de cette idée-là dans La Porte bleue, le nouveau roman du Sud-Africain André Brink. Son narrateur est peintre, lui aussi. Un peintre du dimanche. Installé confortablement dans sa vie bourgeoise, quelque part dans Johannesburg, celui-ci s’adonne à la peinture dans ses moments libres, n’ayant pas osé en faire son métier principal. Pour pratiquer ce passe-temps, il se retire dans un cottage qu’il loue « dans le jardin d’une vieille demeure délabrée de Green Point, assez éloigné de notre vaste et confortable appartement de Claremont pour me procurer le sentiment d’échapper à la routine et d’y jouir d’une véritable intimité ». Hanté par le souvenir d’une jeune femme noire La porte du cottage est bleue. David l’a peinte lui-même. Sa manière de prendre possession de l’endroit, en l’intégrant pour de bon dans son imaginaire d’artiste. Il croit connaître cet espace intimement, dans tous ses recoins, jusqu’au jour où en poussant la porte bleue de l’atelier, il se retrouve dans une réalité alternative. Une belle femme noire qu’il n’a jamais vue de sa vie l’attend sur la véranda, de beaux enfants métis qui l’appellent « papa », un intérieur qui a changé du tout au tout, le temps d’aller faire quelques courses au supermarché du coin. David se croit victime d’une mémoire défaillante. Il quitte le cottage en courant, pour retourner vers le quartier cossu de Claremont où se trouve son appartement, numéro 1313, où il mène une vie confortable avec son épouse Lydia. Mais Claremont Towers a disparu. Les passants ne savent pas de quoi il veut parler. A sa place se dresse une tour gigantesque qui lui fait penser à la Tour de Babel de Breugel. David n’a d’autre choix que de revenir sur ses pas, retourner au cottage auprès de la femme noire et ses deux enfants qui l’attendent sans visiblement rien connaître du drame que leur chef de famille est en train de vivre. « Tu es ma femme, tu es ma femme. Mais qui es-tu ? Qui suis-je ? » La clef de ce récit étrange et quasi-fantastique, mené d’une main de maître par le grand romancier sud-africain, auteur de quelques-uns des textes de fiction les plus marquants de la période honteuse de l’apartheid, se trouve dans l’inconscient du narrateur. David est hanté par le souvenir d’une jeune femme noire qu’il avait aimée autrefois, mais qu’il n’a pas pu épouser car à l’époque, dans l’Afrique du Sud des Malan et des Botha, les Blancs et les Noirs ne se mélangeaient pas. Une des scènes les plus poignantes du livre est celle où la fiancée attitrée du jeune David le surprend dans les bras d’une de ses modèles noires. « Embeth se leva – pas de façon précipitée, pas furtivement. Au contraire : calme, l’air fier presque; elle ramassa ses vêtements, épars, prit tout son temps pour se rhabiller. Après ce qui me sembla une éternité, elle sortit, passa la porte aux carreaux de verre dépoli, sans avoir ajouté un mot, ses sandales rouges à la main (c’est l’image que je retiens de ce jour-là, je m’en souviendrai toujours : ses sandales rouges). Et la voix aiguë de Nelia : « Avec une meid, David ? David, avec une meid ? » La Porte bleue, a expliqué André Brink, est le premier d’une série de textes qu’il compte écrire sur les vies parallèles, sur les chemins qu’un individu ou une société aurait pu prendre à un moment de son existence. Ce choix n’a pas été fait, mais pour autant la réalité potentielle que le non-choix n’a pas permis de se concrétiser, est-elle moins significative de ce que nous sommes, de nos aspirations profondes ? Telle est la question que l’auteur d’Une saison blanche et sèche a l’intention d’explorer à travers cette série dont il a déjà trouvé le titre : « Alternative ». La Porte bleue, par André Brink. Traduit de l’anglais par Bernard Turle. Actes Sud, 123 pages, 13 euros. | |||
Tirthankar Chanda | |||
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