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17/04/2008
Et Césaire s’est tu

(MFI) Le grand poète antillais Aimé Césaire s’est éteint ce jeudi 17 avril 2008, à l’âge de 94 ans. La France lui organisera des funérailles nationales. Celui qui a présidé pendant presque cinq décennies le destin de la mairie de Fort-de-France, en Martinique, laisse derrière lui une œuvre littéraire exceptionnelle, puissante et lyrique.

Des trois fondateurs du mouvement de la Négritude, il demeurait le seul survivant. Léopold Sédar Senghor était décédé en 2001 et, très tôt, le Guyanais Léon-Gontran Damas avait quitté ce monde, parfois injustement oublié et trop souvent demeuré dans l’ombre de ses deux camarades. Entre Senghor le bon élève et Damas l’insurgé, Aimé Césaire tenait une place singulière. Il demeurait celui qui avait, de la façon la plus déterminante, influencé plusieurs générations d’écrivains africains et caribéens, en leur donnant le goût et l’audace de l’écriture, en les guidant dans leurs choix idéologiques, en les invitant dans la voie du militantisme littéraire et politique.

Le Cahier, un livre fondamental

De l’oeuvre d’Aimé Césaire, l’histoire littéraire retiendra surtout, et avant tout, l’oeuvre du poète et au coeur de celle-ci, le cri premier, le grand œuvre : Le Cahier d’un retour au pays natal. Publié pour la première fois en 1939, dans la revue Volontés, puis dans des versions légèrement modifiées, en 1947, avec la préface d’André Breton et en 1956 par les éditions Présence Africaine, Le Cahier d’un retour au pays natal est un long poème fondateur de 65 pages, exigeant dans sa thématique comme dans son écriture, qui retrace la destinée du peuple noir jusqu’aux Antilles et en appelle au dépassement du passé afin d’ensemencer l’avenir d’un écho salvateur et révolutionnaire. « Au bout du petit matin... Va t’en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va t’en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance »... Ainsi commence le poème.
Les autres recueils composeront ensuite une galaxie de satellites gravitant autour de cette oeuvre maîtresse, véritable poteau-mitan de la parole primordiale. Les Armes miraculeuses en 1946, dont plusieurs poèmes avaient été publiés dans la revue Tropiques, Soleil cou coupé en 1948, puis Corps perdu repris dans Cadastre en 1961, Ferrements en 1960, enfin, Moi laminaire en 1982, constitueront l’essentiel d’une oeuvre, par ailleurs dispersée dans diverses publications. Une oeuvre rare, altière et érudite qui trouve source à la confluence de multiples cultures occidentales, africaines et caribéennes.

De la poésie au théâtre

Texte charnière entre la poésie et le théâtre, Et les chiens se taisaient est un poème dramatique, initialement publié dans Les Armes miraculeuses et, en 1958, repris dans une version adaptée à la scène. Dans les années soixante, en effet, le théâtre prend soudain une place majeure dans l’œuvre de Césaire qui publie successivement La Tragédie du Roi Christophe en 1963, Une Saison au Congo en 1966 et Une Tempête en 1969. Inspirée de l’Histoire d’Haïti « où la Négritude se mit debout » et par la dérive tragique de son premier dirigeant, La Tragédie du Roi Christophe, pièce souvent reprise, est une évocation des affres du pouvoir et de la difficulté pour le guide d’agir pour le bien de son peuple sans outrepasser ses droits ni succomber aux démons de l’absolutisme et du despotisme. Plus contemporaine dans son inspiration, Une Saison au Congo évoque le destin tragique du leader congolais, Patrice Lumumba, assassiné aux lendemains de l’Indépendance du Congo. Cette plongée au coeur de l’Histoire contemporaine de l’Afrique témoigne de la volonté du poète martiniquais d’inscrire sa démarche dans une plus immédiate actualité et dans une filiation complice avec le continent africain. Quant à Une Tempête, comme son titre le suggère, il s’agit d’une appropriation de la pièce shakespearienne, soudain transposée « pour un théâtre nègre ».
Aux côtés des textes de fiction et telle une sorte de passerelle implicite avec le travail politique, les essais ont jalonné l’oeuvre. Si Le Discours sur le colonialisme (« je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme ») est une balise essentielle dans l’histoire des idées et la dénonciation du processus colonial, La Lettre à Maurice Thorez marque la rupture avec le parti Communiste (« l’heure a sonné... »). Ses articles parus dans Tropiques mais aussi dans Présence africaine, ses interventions au premier (« Culture et colonisation ») et au deuxième Congrès des Écrivains et Artistes Noirs (« L’Homme de culture et ses responsabilités ») appartiennent à l’oeuvre, n’altèrent en rien son unité mais, bien au contraire, en constituent un prolongement logique. Quant à son essai, consacré à Toussaint Louverture, héros de l’indépendance haïtienne, il s’agit, une fois encore, d’une variation sur le même thème : l’exercice du pouvoir, ses enjeux, ses dérives et ses désillusions.

Le plus Africain des Antillais

Telle était la trajectoire d’écriture d’Aimé Césaire, « le plus africain des Antillais », celui dont bon nombre d’écrivains du continent ont revendiqué la trace. Quant à sa vie professionnelle, elle a été celle d’un homme qui se destinait à l’enseignement, qui, après ses études (hypokhâgne et khâgne au lycée Louis-le-Grand à Paris, École normale supérieure), devint, en 1940, professeur au lycée Schoelcher de Fort-de France et qui, dès la fin de la Seconde guerre mondiale, fut happé par la politique et les fonctions de maire de Fort-de France et de député de la Martinique, postes auxquels il fut réélu sans discontinuer à partir de 1945, tout d’abord sous l’étiquette communiste, avant qu’il ne fonde le Parti progressiste martiniquais en 1957.
Ainsi, incontestablement, son oeuvre littéraire a sans nul doute subi la très déloyale et insidieuse concurrence de la politique qui en a limité le développement, privant le poète de quelques précieuses heures et détournant son attention de la création pour la porter sur la gestion du quotidien et de l’immédiat. Au-delà de la charge matérielle et des contraintes de l’emploi du temps, il y a sans doute plus profond dans cette incompatibilité car il est évident que la liberté du poète ne peut s’accorder avec les nécessaires compromis (parfois ne faudrait-il pas dire compromissions ?) de l’exercice du pouvoir. Et tel a bien été le problème de Césaire, ce qui lui valut les reproches acerbes de certains de ses administrés, et tout particulièrement de ses cadets, prônant « l’éloge de la créolité ».

Le poète français vivant le plus étudié dans le monde

Au demeurant, l’oeuvre garde sa force subversive. Nourrie des sources grecques et latines et proche du surréalisme, témoignant d’un ancrage en terre africaine et toute entière vouée au salut du peuple noir, cette oeuvre fit de son auteur le poète français vivant le plus étudié de par le monde ; ses vers étant appris par coeur, analysés, objets de travaux de réflexions et d’analyses universitaires sur les cinq continents. Père fondateur de la Négritude dont il donnait la définition suivante : « la négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire, de notre culture », Césaire aura été l’un des porte-paroles privilégiés du peuple noir, développant dans son oeuvre poétique la haute tâche qu’il s’était à lui même fixée : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche ; ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir… »
Tout à la fois créateur inspiré du Cahier d’un retour au pays natal, dramaturge de La Tragédie du Roi Christophe, pamphlétaire du Discours sur le colonialisme, figure ô combien emblématique de père de la Négritude, député-maire de Fort-de-France, homme de la rupture avec le Parti communiste, poète préfacé par André Breton et illustré par Picasso, ami de Wilfredo Lam, complice de Senghor, politicien adulé et critiqué par ses administrés, Aimé Césaire, incontestable figure du siècle dernier, était l’un de ces écrivains sans qui l’histoire littéraire – et dans le cas de Césaire l’Histoire tout court – aurait été sans nul doute différente.




Bibliographie

Œuvres complètes (discours, articles et textes divers), Editions Désormeaux, 1976

Poésies :
• Cahier d’un retour au pays natal, revue Volontés, août 1939 ; Bordas/Brentano’s, 1947, Présence Africaine, 195
• Les armes miraculeuses, Gallimard, 1946
• Soleil cou coupé, Editions K, 1948
• Corps perdus (illustrations de Picasso), Editions Fragrance, 1949
• Ferrements, Editions du Seuil, 1959
• Cadastre, comprenant Soleil cou coupé et Corps perdus, Editions du Seuil, 1961
• Moi laminaire, Editions du Seuil, 1982
• La Poésie (oeuvres complètes, y compris un recueil inédit Comme un malentendu de salut), Le Seuil, 1994

Théâtre :
• Et les chiens se taisaient, Présence Africaine, 1956
• La Tragédie du Roi Christophe, Présence Africaine, 1963
• Une Saison au Congo, Editions du Seuil, 1966
• Une Tempête, Editions du Seuil, 1969

Essais :
• Discours sur le colonialisme, Réclame, 1951 ; Présence africaine, 1955
• Lettre à Maurice Thorez, Présence Africaine, 1956
• Toussaint Louverture : La Révolution française et le problème, Présence Africaine, 1962

Entretiens :
• Nègre je suis, nègre je resterai. Entretiens avec Françoise Vergès. Albin Michel, 2005.

Enregistrement audio :
• Aimé Césaire. Hatier, Les Voix de l’écriture, 1994.
• Insularité et poésie, Les Grandes voix du Sud – II, RFI, CulturesFrance, Frémeaux & associés, 2007.

Bernard Magnier

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