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04/08/2009
Un documentaire sur le monde du travail
La souffrance des individus s’accroît


(MFI) Le travail arrive en deuxième position après la santé comme condition du bonheur. Mais on peut aussi perdre sa vie en la gagnant. Tel est le sens de l’enquête menée par Jean-Michel Carré dans son film documentaire J’ai très mal au travail, désormais disponible en DVD.

L’Italien Cesare Pavese avait autrefois publié un recueil de poèmes intitulé Travailler Fatigue. Dans J’ai très mal au travail, un film documentaire sorti en 2006 maintenant disponible en DVD, Jean-Michel Carré nous propose une vision plus prosaïque du monde contemporain. Son enquête, où alternent témoignages de salariés et analyses des chercheurs, politologue, sociologue et autre psychanalyste, est de facture très classique. Elle décrit méthodiquement l’univers des salariés français, qui met, à l’en croire, de plus en plus à mal leur intégrité mentale et physique.
Depuis Alertez les bébés (Prix du Réel, Paris, 1978) jusqu’à Prière de réinsérer (Grand Prix du festival de Florence, 2000), le documentariste français a réalisé une cinquantaine de films qui traitent en profondeur de thématiques comme l’éducation, le pouvoir, l’univers carcéral… et maintenant le travail. Du haut en bas de l’échelle sociale, du cadre supérieur à la caissière de l’hypermarché, les gens interviewés passent au crible les règles draconiennes auxquelles ils sont soumis.


De l’instrument de torture à la servitude volontaire

« Le bonheur comme le malheur sont tous deux associés au travail », constate le sociologue Andreu Solé. Même son de cloche de Maguy Lalizel, ex-ouvrière chez Moulinex : « C’est en même temps la souffrance, le plaisir, (…) un amalgame de colère aussi par rapport à tous ceux qui ne savent pas ce que c’est… » Une autre sociologue, Nicole Aubert, nous rappelle que le mot travail, en latin, tripalium, signifiait « instrument de torture ».
Devenu depuis belle lurette une servitude volontaire, il tient lieu de lien social et donne souvent le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue. Car au-delà de sa fonction première – le travail permet de nourrir sa famille –, son rôle est aussi « vital » pour « l’équilibre de la vie [à condition qu’on ait] la chance d’en avoir un qui nous plaît », souligne Brigitte Hurtret, de Management Dassault Aviation. Privilège, chance… Selon une enquête réalisée en 2005, le travail arrive « en deuxième position après la santé comme condition du bonheur – largement devant la famille, l’argent et l’amour ».
Le politologue Paul Ariès met en perspective l’évolution de son organisation dans l’entreprise depuis le XIXè siècle – du taylorisme, qui tend, avec ses chaînes de montage, « à chasser la part d’humain dans l’homme », et qu’il résume par la formule « travaille et tais-toi », au fordisme, « tais-toi et consomme ». Dans ce contexte, comment l’ouvrière de Moulinex peut-elle trouver belle « cette saloperie de cafetière » qu’elle fabrique depuis tant d’années ? C’est que la culture ouvrière associe la fierté au travail ; une dignité ; une esthétique du geste, en lien direct avec l’efficacité du travail accompli. C’est ainsi que « la plupart des salariés arrivent à tenir dans ce que, de l’extérieur, on considère comme du sale boulot », estime la psychanalyste Marie Pezé.
L’attente des Français par rapport au travail semble néanmoins paradoxale au vu de « l’augmentation considérable de la souffrance au travail dans les dix dernières années », commente le réalisateur. Pathologies physique ou mentale : on a recensé sur un an 760 000 accidentés du travail ; 2 morts par jour. Selon Christophe Falcoz, conseiller en management, un quart des salariés « relèvent clairement du modèle taylorien, à l’instar des caissières – 35 000 en France – qui travaillent sur des rythmes très tendus, et qui sont contrôlables à chaque geste puisqu’elles scannent les produits ». Dans cette branche, en dix ans, les troubles musculo-squelettiques sont passés de 1 000 à 35 000 par an. Plus largement, eczémas, insomnies, malaises cardiaques, ulcères, cancers, dépressions, tentatives de suicide sont les conséquences les plus fréquentes des maltraitances au travail.


Se faire tatouer le logo de la marque sur la cheville

L’avènement du secteur tertiaire n’a pas mis fin à la souffrance physique. La vie dans ce type d’entreprise paraît « infiniment plus sympathique, dit Paul Ariès. On se tutoie, on se fait la bise, on s’appelle par son prénom mais le management est tout aussi pervers ». Notamment chez les cadres, dont les séminaires de motivation sont autant d’occasions de s’immiscer dans leur vie privée. Certaines entreprises sont même présentes jusque dans le lit de leurs salariés ! Chez Nike, raconte Paul Ariès, il est « très bien vu de se faire tatouer le logo de la marque sur la cheville ». Une forme de « nouveau totalitarisme », qui réduit l’individu à la seule dimension économique. Il faut « essayer de garder les frontières », conseille Bruno Dumoulin, ingénieur chez Dassault Aviation. Qui admet que les salariés « n’ont pas toujours le choix ». Ils doivent être « toujours plus performant, plus open, plus créatif ».
Un cadre de chez Carrefour affirme encore qu’il a été humilié en public au cours de réunions. « On leur demande de banaliser le mal qu’on va faire à l’autre. (…) Et du coup, de devenir totalement inaccessible à la souffrance de l’autre », estime Marie Pezet. Faire des êtres humains des outils de performance, mesurés sur tout, formatés jusque dans leur manière de sourire… C’est le fameux BAM (bonjour, au revoir, merci) de la caissière d’hypermarché.
Depuis le milieu des années 1990, avec la mondialisation et l’utilisation à grande échelle des technologies informatiques – portables, internet, mail –, on exige des réponses dans l’instant. « On n’est plus dans l’urgence permanente, reprend Nicole, on est dans le TTU, le très-très urgent. Une collusion complète entre urgence et importance. (…) On ne peut plus vivre autrement sinon on meurt d’ennui », ajoute-t-elle, évoquant une « jouissance profonde ».
Accélération et rapidité sont devenus synonymes d’efficacité. « Il faut mettre les gens sous pression, créer de l’urgence même là où elle n’est pas nécessaire », poursuit Christian Falcoz. Certains usent de drogues légales – ou illégales – pour maintenir le rythme. Et gare à celui qui « pète les plombs (…) comme claquerait une machine », dit Ariès. Stress et fatigue ne collent pas avec l’image du cadre et peut jouer sur sa notation. « De plus en plus de gens perdent leur vie en la gagnant », conclut-il.
Mutations, délocalisations, licenciements, dépôts de bilan... Les salariés de Metal-Europ ont appris « par communiqué de presse la mort programmée de leur usine. Ils étaient sous le choc ! » Destruction des formes de solidarité collectives, solitude, mise en concurrence. En 2005, on comptait 2 millions de salariés maltraités ou harcelés moralement ; 500 000 victimes de harcèlement sexuel. « Nous sommes dans une société qui se veut très efficace mais qui produit des gens de plus en plus pauvres ». A Paris, « 1 SDF [sans domicile fixe] sur 5 travaille…»

Antoinette Delafin


J’ai très mal au travail. Cet obscur objet de haine et de désir, de Jean-Michel Carré. 85’couleur. Coffret de 2 DVD. www.editionsmontparnasse.fr



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