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04/08/2009
Les mémoires d’outre-apartheid d’André Brink

(MFI) Les mémoires d’André Brink, récemment parues en anglais, reviennent sur les années de plomb d’une Afrique du Sud sous apartheid. Plongeant dans le passé, Brink raconte ses racines afrikaners et sa lente prise de conscience de l’injustice du système d’apartheid imaginé et imposé par les siens. Le volume décrit également la vie littéraire en Afrique du Sud et les promesses trahies du régime issu de la révolution démocratique des années 1990, qui s’est enfoncé dans la gabegie et la corruption. En cours de traduction, ces mémoires seront publiés en français en 2010.

Romancier, essayiste, traducteur de Cervantès et de Camus en afrikaans, André Brink est l’un des écrivains les plus connus de l’Afrique du Sud. Ses romans tels que Kennis van die Aand (1973, traduit en français sous le titre Au plus noir de la nuit) ou ‘n Droë wit Seison (1979, en français Une saison blanche et sèche) sont des chefs-d’œuvre de la littérature engagée qui ont contribué à la prise de conscience par des Sud-Africains et par le monde entier de l’inégalité institutionnalisée de la société sud-africaine sous l’apartheid. Ces récits sont d’autant plus poignants que leur auteur est lui-même issu de la communauté afrikaaner qui a institué l’apartheid comme système de gouvernement. Comment le jeune Brink, nourri depuis sa plus tendre enfance des mythologies de la supériorité raciale de sa communauté et de son droit divin de gouverner l’Afrique du Sud, a pris conscience des injustices du régime et en est devenu un des critiques les plus virulents, telle est la principale thématique des mémoires que l’écrivain vient de faire paraître à l’âge de 73 ans.

Une révolte contre un père autrefois admiré

Publié en anglais en début d’année, A Fork in the Road (publication française prévue pour 2010) est un témoignage précieux sur les années de plomb en Afrique du Sud, sur les combats des Blancs et des Noirs contre l’apartheid, sur le difficile métier d’être écrivain sous un régime totalitaire. Organisé par thèmes plutôt que par ordre chronologique, ce volume est un livre de mémoires, plutôt qu’une autobiographie. Dans la postface, Brink a expliqué sa détestation du narcissisme consubstantiel à l’écriture de la genèse de soi. C’est ce qui explique l’approche qu’il a choisie pour remonter le passé, mêlant la grande Histoire (celle du pays) et la petite, celle de sa révolte contre sa famille et son peuple.
La révolte de Brink fut avant tout une révolte contre son père qui occupe une place prépondérante dans ce livre. Enfant, il vouait une admiration infinie à ce père qui incarnait à ses yeux la force, la justice et le bien. Son père était magistrat de campagne et appliquait la politique officielle avec un sens aigu de la justice et de la vérité. Quel ne fut le désenchantement du fils, lorsque celui-ci se rendit compte que cette justice était partiale et ne concernait que la population d’origine européenne ! Il en prit conscience par un après-midi d’été, lorsqu’un « étrange homme noir » se présenta à la maison, les habits en lambeaux et la tête en sang. Il avait été violemment tabassé par son employeur blanc. Lorsqu’il était allé porter plainte au commissariat, les policiers le jetèrent dehors après l’avoir battu à leur tour. L’homme était alors venu frapper à la maison du juge, espérant y trouver secours et justice. Or, sans même écouter son récit, le juge se contenta de lui conseiller de retourner voir la police. Le choc causé par cet événement sera le déclic qui conduira le jeune Brink à reconsidérer d’un œil critique les fondements mêmes de sa société et à se désolidariser progressivement de l’apartheid.


L’importance de Paris dans l’évolution du futur écrivain

La véritable rupture de Brink avec l’idéologie afrikaaner de supériorité et de domination aura lieu lorsqu’il viendra à Paris faire des études à la fin des années 1950. A Paris, où soufflait alors le vent de la décolonisation et où les poètes et les intellectuels noirs tenaient le haut du pavé, le futur écrivain prend ses distances avec son pays, jugeant sévèrement le régime sud-africain fondé sur le refus de reconnaissance de l’humanité de la majorité noire qui y vit. Plusieurs pages de A Fork in the road sont consacrées à Paris, à ses écrivains, notamment Camus et le mouvement existentialiste, qui ont ouvert les yeux du jeune Afrikaaner en quête de justice. Ceux-ci lui ont aussi donné le goût de la littérature qui deviendra bientôt la principale arme de combat de Brink contre la politique d’apartheid.
La pratique littéraire sous un régime totalitaire, la censure et ses effets sur la morale des auteurs visés sont ici décrits de l’intérieur. La fin de l’apartheid a coïncidé avec la libération totale de la littérature en Afrique du Sud et avec la reconnaissance de la contribution majeure des écrivains à l’évolution politique et sociale de ce pays. Le rôle joué par des écrivains comme Brink dans le démantèlement de l’apartheid est bien la preuve que la littérature sert à quelque chose. Cette reconnaissance a été transmise à Brink par Nelson Mandela en personne: « Quand j’étais en prison, vos livres ont changé ma manière de voir le monde ! » Ils ont changé la nôtre aussi…

Tirthankar Chanda


A Fork in the Road, par André Brink. Edition Harvill Secker, 438 pages, £17,99.



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