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23/06/2006 | |||
L’Europe à un tournant face au défi de l’immigration Entretien avec Franco Frattini | |||
(MFI) Vice-président de la Commission européenne, chargé de la justice, de la liberté et de la sécurité, l’ancien ministre italien des affaires étrangères, Franco Frattini, est au premier plan de la lutte contre l’immigration illégale en Europe. S’il se félicite du rôle nouveau accordé à la Commission européenne dans la gestion de ce qui a pris la forme d’une véritable crise, Franco Frattini souligne la nécessité d’une approche globale des questions migratoires entre les deux rives de la Méditerranée. | |||
MFI : Est-ce que vous diriez qu’on est à un tournant pour l’Europe ? Jusque là le traitement de l’immigration relevait plutôt des Etats souverains, et on concédait à l’Union européenne un rôle de coordination ou certains domaines d’intervention. Mais aujourd’hui, il y a des appels – et c’est très net – pour une implication pleine et entière de l’Union sur la question ? F. F. : Oui, car l’afflux d’immigrés continue, il va continuer dans les mois et les années qui viennent. Et parce qu’il y a surtout une prise de conscience, une disponibilité, et je crois un consensus politique qu’il n’y avait pas dans le passé. Comme vous le savez, le Conseil européen, en décembre dernier, et ceci pour la première fois, a adopté à l’unanimité la Stratégie européenne (1) qui a transformé le problème migratoire en véritable défi européen. Voilà qui a changé la situation et nous a donné, à la Commission européenne, des outils que nous n’avions pas dans le passé. Concrètement, nous avons envoyé il y a quelques semaines la première véritable mission européenne aux Iles Canaries. Nous avons décidé le lancement d’une patrouille conjointe dans l’océan Atlantique avec les moyens (bateaux, hélicoptères…) mis à disposition de la coordination européenne par les Etats membres – ceci avec l’implication de plusieurs Etats membres qui ne sont pas tous méditerranéens : la Finlande, le Royaume Uni, l’Allemagne, et même l’Estonie ou l’Autriche ont accepté de participer à l’opération sous la coordination de l’Agence européenne, et une mission similaire était prévue pour Malte, à sa demande. Nous allons financer des vols pour rapatrier les immigrés illégaux, sachant que 13 pays membres ont demandé à participer à ces opérations, cofinancées par l’UE, de retour des immigrés illégaux… tout ceci montre bien qu’on est à un tournant pour l’Europe. MFI : Les ONG mettent en garde contre une approche uniquement sécuritaire du dossier de l’immigration. Or la tentation existe dans une période si dramatique… F. F. : Oui, mais je crois qu’il faut résister à la tentation car c’est la mauvaise route. Je préfère une approche globale, et c’est pourquoi nous sommes engagés dans une coopération, non seulement avec les pays méditerranéens, mais aussi avec les pays de l’Afrique subsaharienne. On est en train de renforcer, de multiplier les efforts, aussi en termes d’aides financières, en direction des pays d’origine de l’émigration, et je suis favorable à une négociation formelle avec tous les pays de la rive sud de la Méditerranée, qui peuvent être des interlocuteurs en vue d’un partenariat poussé. MFI : Il subsiste cependant quelques ambiguïtés. Les Etats ne semblent pas encore prêts, ou pas tous prêts, à reconnaître à l’UE un rôle moteur. Quand on constate par exemple sur le seul dossier des clandestins, que des Etats s’engagent dans des régularisations de grande ampleur sans véritable concertation avec leurs partenaires, on sent bien une difficulté à l’harmonisation réelle des politiques ? F. F. : C’est vrai, mais il faut dire qu’il y a tout juste un an et demi personne ne pouvait imaginer le grand pas en avant qu’on a fait, quand on a décidé par exemple d’avoir une procédure formelle de consultation avec la Commission et avec la présidence de l’Union, avant de régulariser les immigrés illégaux. Et c’est une grande étape vers l’harmonisation. Nous avons aussi abouti à un bon accord à propos de la procédure européenne – entrée en vigueur il y a quelques semaines – pour les demandeurs d’asile : désormais existe une procédure européenne pour les demandeurs d’asile qui va empêcher, je l’espère, ce phénomène du « shopping » des demandeurs d’asile, allant présenter des demandes dans plusieurs pays pour chercher à profiter de régimes différents en la matière. On est donc en train d’avancer, mais bien sûr il y a quelques réticences de la part des pays membres pour ce qui concerne l’immigration légale, l’immigration économique : mais sur ce point il faut qu’on comprenne l’enjeu de la subsidiarité – laquelle signifie que chaque économie, chaque marché du travail a ses exigences –, il faut tenir compte de ces réalités, même si bien sûr il faut une ligne européenne, notamment pour éviter les effets dommageables de cette diversité, telles l’exploitation des travailleurs, la fuite des cerveaux des pays d’origine. Harmoniser ne veut pas dire avoir une loi européenne sur l’immigration économique, mais avoir une procédure pour préserver la situation des travailleurs, des migrants, de leurs familles. MFI : On dit volontiers qu’il faut traiter du problème de fond du développement des pays d’origine des immigrés. Mais d’une part c’est une question à long terme ; et ensuite que faut-il faire : augmenter de manière significative les flux d’aide au développement ? Essayer de nouvelles formules, comme le codéveloppement mis en avant par les Français ? F. F. : Nous avons lancé en septembre dernier quelques idées et nous sommes en train de renforcer cette approche, en vue du débat aux Nations unies en septembre prochain, où il y aura une importante conférence sur les liens entre migration et développement. Ceci est la bonne piste. J’ai eu des entretiens très fructueux avec la Banque mondiale : on est en train de développer des projets qui visent à permettre le développement des pays d’origine grâce par exemple aux transferts financiers des immigrés légaux qui travaillent au sein de l’Union, grâce à une garantie de l’accès aux services financiers, grâce à une facilité accrue pour les immigrés désireux d’établir des petites et moyennes entreprises dans leur pays d’origine, ce que l’on peut appeler la circulation des cerveaux, la circulation des travailleurs. Et on peut faire beaucoup en partenariat avec les pays d’origine. Cette idée de codéveloppement est réellement une très bonne formule, qu’on est en train d’explorer concrètement. MFI : Vous pensez, par exemple, à la formule telle qu’elle est explorée par les Français ? F. F. : Je crois que dans l’Union européenne il y a des modèles, des traditions qui sont tout à fait différentes, mais qui peuvent être harmonisées ; il n’y a donc pas seulement le modèle français, il y a aussi le modèle néerlandais, il y a le modèle des pays scandinaves. Et on peut, sans doute, renforcer le modèle français par l’expérience des autres pays européens et réaliser un projet européen de codéveloppement, en concertation d’abord avec l’Union africaine, puis avec les groupes régionaux des pays concernés, particulièrement les pays subsahariens. MFI : Qu’attendez-vous d’une réunion comme celle de Rabat ? F. F. : J’en attends des réponses concrètes. J’attends que les pays partenaires de l’Afrique s’engagent pour un dialogue accru, dans une sorte de partenariat renforcé avec l’Union européenne sur la prévention du trafic des êtres humains, sur la protection et la promotion des droits fondamentaux des migrants, qu’ils acceptent des procédures et des règles européennes, par exemple en matière d’accords de réadmission. Et je crois que l’Union peut s’engager à explorer des mesures pour favoriser une circulation de travailleurs, pour apporter des garanties meilleures à l’attention de ceux qui respectent la loi : ainsi un régime de visas va être envisagé avec quelques partenaires privilégiés, tels que les pays de la rive sud de la Méditerranée. Enfin on peut s’engager à renforcer les flux d’aide au développement. Mais je soulignerais qu’il faut un « paquet » politique, une approche globale, pas seulement sécuritaire, pas seulement humanitaire : l’une et l’autre sont les deux faces de la même médaille. Propos recueillis par Thierry Perret (1) Les 15 et 16 décembre 2005, le Conseil européen de Bruxelles a adopté une stratégie sur les questions de migrations intitulée : Approche globale sur la question des migrations : Priorités d’action centrées sur l’Afrique et la Méditerranée. | |||
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