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25/03/2008 | |||
Kenya (2) Une privatisation de la sécurité à l’échelle nationale | |||
(MFI) Parmi les principaux obstacles à une vraie réconciliation, les analystes pointent du doigt les manipulations ethnico-politiques et les conflits fonciers. Mais l’ampleur et l’intensité des violences ont surpris. Dans un contexte de crise économique et de déséquilibres démographiques, le rôle de la police et des milices a aussi été non négligeable. | |||
« Le nombre croissant de signes de fraude électorale grave a contribué à déclencher les violences », indiquait déjà début janvier Georgette Gagnon, directrice adjointe de la Division Afrique de Human Rights Watch. Mi-mars, l’organisation américaine de défense des droits de l’homme enfonçait le clou. Dans un rapport analysant les violences postélectorales de la fin 2007 au Kenya, elle révèle qu’elles « auraient été organisées par des responsables locaux, des hommes politiques, des hommes d’affaires de tous les camps ». Hervé Maupeu, directeur du Centre de recherches et d’études sur les pays d’Afrique orientale (CREAO), distingue deux types de violences : les nettoyages ethniques, provoquant « des contre-violences de la part des populations agressées ». Et les violences policières, « également à l’origine d’un grand nombre de morts ». L’une et l’autre « ne sont pas le fruit d’accidents ». Mais « les élections ont alimenté ces antagonismes (…) sans en être la cause ». La campagne pour les élections générales de décembre 2007 ne ressemble pas à celle de 2002, qu’il juge « atypique dans l’histoire de la démocratisation kenyane ». Elle avait en effet permis, grâce à une coalition des forces d’opposition, de renverser en douceur la dictature de Daniel Arap Moi. En revanche, elle lui rappelle plutôt celles des années 1990, quand le régime autocratique usait « de tous les moyens pour s’accrocher au pouvoir » y compris les « nettoyages ethniques [qui] ont garanti une réélection facile des leaders du régime ». Pour comprendre les conflits en cours, il faut remonter à l’époque coloniale. Les fermiers blancs s’étaient accaparés les terres fertiles de la Vallée du Rift. Leur main-d’œuvre, des familles de squatters kikuyu, avait quitté la province centrale faute de terres disponibles. Les plus riches d’entre eux, proches du régime de Jomo Kenyatta (lui-même Kikuyu), ont racheté des terres de la Vallée du Rift à l’indépendance. Une situation qualifiée d’invasion par les Kalenjin (ethnie de Daniel Arap Moi, le vice-président qui a succédé à Kenyatta à sa mort en 1978) – et qui se disent autochtones face à des allogènes qui accaparent leurs terres. Une zone de brassage où personne ne se connaît La plupart des 500 000 déplacés des années 1990 ne sont pas revenus. Mais les migrations internes, y compris des Kalenjin, ont continué. La Vallée du Rift, qui attire toujours des gens en quête de survie, est devenue une zone de brassage où personne ne se connaît, et où les liens de solidarité sont quasi inexistants – ce qui a facilité l’enrôlement dans des milices de jeunes qui saisissent les rares opportunités d’emplois qui s’offrent à eux. A l’annonce des résultats des élections, incendies et massacres sont apparus autour d’Eldoret puis dans la région de Molo (Vallée du Rift). Et « comme dans les années 1990, des bandes de jeunes probablement financées par des politiciens ont été amenées dans ces zones pour s’attaquer aux familles kikuyu », affirme Hervé Maupeu. Le rapport de Human Rights Watch indique aussi que la police aurait usé de force inégale pour dissuader les menaces de violences constatées dans différentes régions et agglomérations du pays. Le pouvoir pouvait compter sur la fidélité des forces de l’ordre, dit lui aussi en substance le chercheur du CREAO. L’armée, depuis Arap Moi, n’a jamais joué un rôle politique important pas plus que des forces de police (18 000 hommes) mal rémunérées, qui survivent grâce aux prébendes. Mais le pouvoir dispose de troupes d’élite, bien rémunérées, qui relèvent de la présidence, aujourd’hui massivement montrées du doigt. Des milices « sponsorisées » par tout un chacun Les derniers massacres ont été favorisés par « la privatisation de la sécurité » à l’échelle du pays, selon Hervé Maupeu. Le développement d’une culture de milice chez les jeunes défavorisés est apparu depuis une vingtaine d’années. Comme ailleurs en Afrique, de nombreuses régions y ont fait appel pour contrer la délinquance et pallier l’impuissance ou la passivité des forces de l’ordre. Puis, au début des années 1990, la pratique s’est étendue aux bidonvilles de Nairobi et autres agglomérations. Les sponsors vont des commerçants aux politiciens en quête de sécurité pour leurs meetings. Mais les jeunes, formés en organisations mafieuses, rançonnent aussi leurs proches. Le chercheur estime que « l’équipe de Kibaki savait que la manipulation des résultats électoraux mènerait à une réaction ». D’une part, certains leaders de l’opposition étaient impliqués dans les massacres des années 1990. D’autre part, Odinga contrôle « les milices les plus aguerries de Nairobi ». Plusieurs dizaines de jeunes ont été massacrés dans les rues de Kisumu, le fief d’Odinga, et les bidonvilles de Nairobi où les forces de l’ordre ont commis exactions et tueries. Des violences « d’autant plus intenses que les policiers sont assurés de ne pas être poursuivis judiciairement ». Aucune plainte contre les abus policiers déposée depuis 2006 « n’a été suivie d’effets même quand les preuves étaient accablantes ». Et depuis 2002, près de 8 000 jeunes, en particulier kikuyu, auraient disparu, selon les organisations des droits de l’homme. En outre, la répression contre la secte Mungiki durant l’été 2007 a « rodé ces équipes dans les prises d’assaut des bidonvilles de la capitale », ajoute Hervé Maupeu. Ce mouvement prophétique néo-traditionnel kikuyu, né dans la Vallée du Rift dans les années 1990, se veut l’héritier du mouvement Mau Mau, symbole pour beaucoup de Kényans de la guerre de libération contre les Britanniques. La secte « contrôle » aussi de nombreuses lignes de matatus (minibus), et plusieurs bidonvilles où elle fait payer distribution d’électricité et gestion des toilettes publiques, et assure la sécurité. Son alliance avec le camp perdant du parti d’Uhuru Kenyatta en 2002 l’avait disqualifiée. En 2000, « une vendetta entre la police et la secte Mungiki » avait déjà fait plus de 120 morts, rappelle Gérard Prunier, autre éminent spécialiste de l’Afrique de l’Est, qui estime par ailleurs qu’en 2007, « les deux candidats les plus en vue appartenaient à l’ethnie Kikuyu. Toutefois (…), l’un incarnait le fantôme de la quasi-dictature d’hier, tandis que l’autre était perçu comme une lueur d’espoir de voir l’ouverture démocratique se produire ». En 2005, la dénonciation d’une longue série de scandales avait été perçue par les Kikuyus comme une trahison de la part de Kibaki et de son proche entourage. Reste que le refus de l’alternance a provoqué un bain de sang et une aggravation de clivages qui menacent profondément l’identité nationale du Kenya. * Rapport Human Rights Watch, mars 2008. Kenya. Ballots to Bullets. Organized Political Violence and Kenya’s Crisis of Governance. * Gérard Prunier. Kenya, les origines de la crise, pambazuka.org, 16 janvier 2008. * L’Afrique en questions. Crise kényane. Entretien avec Hervé Maupeu, publié dans le cadre du lancement du programme Afrique subsaharienne de l’IFRI en février 2008. | |||
Antoinette Delafin | |||
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