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Raoul Follereau

Les mécomptes ivoiriens la lutte contre la lèpre

Notre enquête met au jour les surprenantes pratiques de l’association Raoul Follereau qui lutte contre la lèpre. En Côte d’Ivoire, elle licencie son délégué pour malversations tout en lui maintenant un salaire et des avantages.
La Côte d’Ivoire est un peu la fille aînée de l’empire Follereau. C’est à Adzopé que, dans les années 50, le fondateur du groupe va construire la première léproserie Raoul Follereau. A titre indicatif, le pays compte 120 000 lépreux en 1952, la tâche est immense. Grâce à sa réussite, l’établissement devient, en 1968, l’Institut national de la lèpre de la Côte-d’Ivoire, géré directement par le gouvernement, en fonctionnant sur les fonds collectés par Raoul Follereau.

Un homme joue alors un rôle clef dans cette aventure: le docteur Félix Série. Ce médecin, formé à Bordeaux, va franchir toutes les étapes d’une carrière réussie sous le règne d’Houphouët-Boigny. D’abord médecin de brousse, puis directeur des grandes endémies, il finit directeur général de la santé. Bref, un maillon essentiel dans le dispositif Follereau, puisque l’association française finance ses chantiers dans le cadre du Plan national de lutte contre la lèpre, géré par le ministère ivoirien de la Santé.

A l’heure de la retraite, le docteur Série endosse l’uniforme du «Raoul Follereau ivoirien». Il devient président de l’Association ivoirienne Raoul Follereau. Comme l’association française a besoin d’un nouveau délégué en Côte d’Ivoire, le docteur Série fait adouber en 1995 un certain Charles Matthieu, qui n’est autre que… son gendre, le mari de sa dernière fille. Un an plus tard, le dynamique Charles Matthieu devient également représentant de l’AFRF au Burkina Faso. Rien de répréhensible, jusque là.

Licencié pour malversation mais toujours représentant de Raoul Follereau

Eté 2000: la direction parisienne du groupe d’associations Raoul Follereau déclenche un audit surprise de la représentation en Côte d’Ivoire. Plusieurs visiteurs de passage à Abidjan se sont plaints du manque de disponibilité du délégué. Les comptes ne sont pas mis à jour et arrivent à Paris avec beaucoup de retard. Il faut donc remettre un peu d’ordre et surtout constater la réalité des missions engagées dans le pays.

Avant même que le directeur général, Alain Gineston et le directeur des programmes, Pierre Olphe-Galliard, ne débarquent à Abidjan, fin juillet, Michel Récipon, le président de l’AFRF, met à pied son délégué et lui remet en mains propres la lettre de convocation, préalable à licenciement. L’affaire semble entendue. Le lendemain, les deux directeurs inspectent les bureaux d’Abidjan, des bureaux soigneusement nettoyés de tout document compromettant. Voyant qu’ils ne trouveront aucune trace d’une comptabilité lacunaire, ils rentrent à Paris, remettent leur rapport et partent en vacances.

Michel Récipon, lui, a encore du travail. Le 10 août 2000, il signe dans le plus grand secret un protocole d’accord confidentiel avec Charles Matthieu. Un protocole plutôt paradoxal (voir ci-contre) qui confirme d’abord le licenciement pour faute lourde: «mauvaise gestion de votre poste de représentant tant en Côte d’Ivoire qu’au Burkina Faso: négligence dans le suivi des projets financés, mépris dans les comptabilités, Malversations et détournement de fonds». Rien de moins. Mais, comme le président Récipon est magnanime, il confie à son ex-délégué une «mission indépendante de permanence en Côte d’Ivoire qui prendra fin le 30 avril 2001». M. Matthieu sera, dit le texte, «déchargé de toute tâche opérationnelle, comptable, financière, administrative ou autre» et pour cela, il «percevra une indemnité nette forfaitaire de 8000 francs français par mois, somme payable par virement en Côte d’Ivoire». Fin du premier acte.

Deux mois plus tard, fin septembre, le directeur général de l’AFRF, Alain Gineston, est à son tour licencié pour «faute lourde». Laquelle? Personne ne le saura, car son départ fera l’objet d’un procotole d’accord lui aussi confidentiel. Mais le vrai-faux licenciement de Charles Matthieu semble avoir été la goutte qui a fait déborder le vase. En effet, cinq jours avant sa convocation, Alain Gineston évoque cette affaire devant la commission médicale, composée de cinq membres bénévoles, tous médecins et spécialistes de la lèpre. Tous acquiescent, mais personne ne bouge. Verdict des Récipon: la porte. Deux mois plus tard, c’est le directeur marketing et communication qui est licencié sans ménagement, puis vient le tour, un an plus tard, du directeur des programmes. Pierre Olphe-Galliard, comme Alain Gineston, est aujourd’hui accusé des pires maux. Il aurait orchestré l’affaire Charles Matthieu. Il serait surtout coupable, d’après André Récipon, d’avoir «laissé fuir sa comptabilité».

Fin 2001, le chef comptable quitte lui aussi le siège parisien, écoeuré par de telles manoeuvres. En un an, l’affaire de la Côte d’Ivoire a donc déclenché une série de départs, à des postes stratégiques occupés par de nouveaux recrutés qui n’étaient pas des compagnons de route de Raoul Follereau, mais des professionnels, convaincus d’œuvrer pour une noble cause et persuadés de la nécessité de clarifier un fonctionnement opaque. En somme, ils étaient tous d’accord pour estimer que les recommandations de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) devaient être mises en œuvre. Question: pourquoi les Récipon, père et fils, ont-ils soutenu contre vents et marée le docteur Série et son gendre, Charles Matthieu? Sollicité à plusieurs reprises, Michel Récipon, le président de l’AFRF, n’a pas souhaité répondre à nos questions

Revenons à l’été 2000. Lorsqu’ils reviennent de leur tournée ivoirienne, le directeur général et le directeur des programmes ont tout de même collecté deux informations essentielles. Tout d’abord, Charles Matthieu ne s’attarde pas beaucoup dans les dispensaires financés par Raoul Follereau. Une religieuse précise qu’elle ne l’a pas vu depuis trois ou quatre ans. Ensuite, il a fait preuve d’une certaine légèreté dans la gestion de son budget. En 1999, ce budget prévoit une aide alimentaire aux sites d’Adzopé et de Manikro, aide qui s’élève à quatre millions de francs CFA. Dans l’année, le délégué s’aperçoit que le budget de l’hôpital public prévoit déjà le financement d’une société de restauration. Il décide donc de ne pas verser cette aide, qui fait double emploi, mais il sera incapable d’invoquer un autre projet dans lequel les fonds «économisés» auraient été investis.

Enfin, l’archevêque d’Abidjan lui-même a failli être victime de cette gestion à vue. Dans le même budget 1999, l’AFRF avait prévu une aide de 24 millions de CFA directement versée à monseigneur Agré, dans le cadre du soutien aux structures qui luttent contre la lèpre. Or, cette somme, si elle a bien été versée, ne le sera que… le 31 décembre 1999. Et encore, monseigneur Agré ne se souvient que de 10 millions, versés en deux fois.



par David  Servenay

Article publié le 30/01/2002