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Enquête

L’affaire des faux dinars de Bahreïn

En juin 1998, l’émirat de Bahreïn a connu une soudaine inflation de la quantité de ses billets de 20 dinars en circulation, représentant chacun un peu plus de 50 euros. Quatre ans plus tard, on commence à entrevoir ce qui s’est passé grâce à deux nouveaux témoignages.
L’affaire est apparue au départ comme une simple escroquerie. Mais de fil en aiguille, la brusque mise en circulation de milliers de billets de 20 dinars bahreïniens flambant neufs pourrait être une gigantesque affaire de «fausse vraie monnaie». Elle met en jeu des sommes considérables puisqu’elle a porté sur l’équivalent de 370 millions d’euros.

Cette affaire, à ce stade de l’enquête menée par la justice française, concerne plusieurs pays et les noms de deux chefs d’Etat et plusieurs personnalités de premier plan en Afrique et au Bahreïn sont cités. Grâce aux révélations de deux acteurs de ce trafic –Hassan Fadoul, à l’époque le conseiller du président tchadien Idriss Deby et Hicham Mandari alors, selon lui, «conseiller spécial» du roi Hassan II–, on y voit en effet aujourd’hui un peu plus clair même s’il subsiste encore de nombreuses zones d’ombre et des interrogations dans ce dossier sulfureux.

L’affaire éclate discrètement en France en juin 1998 lorsque des policiers de l’Office central de répression du faux monnayage démantèlent un réseau d’escrocs qui tentent de changer des coupures de 20 dinars de Bahreïn. Devant la masse de coupures, les policiers doivent emprunter une machine à compter les billets à la Banque de France. Il y en a pour l’équivalent de 7 millions d’euros. Commence alors une vaste enquête qui aujourd’hui, plus de quatre ans plus tard, n’est toujours pas totalement bouclée. Une enquête qui pourrait mettre en cause de hautes personnalités en Afrique et au Moyen-Orient.

Selon plusieurs témoignages, ces coupures de 20 dinars bahreïniens ont été fabriquées par la Ciccone Calcographica, une société d’Etat argentine spécialisée dans l’impression de billets de banque et de documents officiels. Interrogée, l’entreprise a confirmé les faits. Elle affirme avoir vérifié qu’elle a bien reçu cette commande de l’Agence monétaire de Bahreïn –l’équivalent de la banque centrale pour ce petit émirat du Golfe– et considère qu’elle a donc fabriqué de vrais billets, conformes aux spécimens qui lui avaient été confiés.

Or les autorités officielles de Bahreïn, qui ont toujours fait imprimer leurs coupures en Angleterre, affirment qu’elles ignoraient tout de cette soit-disant commande officielle. Et c’est début juin 1998 qu’elles découvrent ce qui leur semble être un important trafic de fausse monnaie, dont elles ignorent à l’époque l’importance, lorsque l’Agence monétaire de Bahreïn se trouve dans l’obligation de compenser pour plusieurs millions de dollars de coupures de 20 dinars brusquement changées à l’étranger. Quelques jours plus tard, elles feront même diffuser une «note d’alerte» auprès des banques centrales du monde entier, les mettant en garde contre les risques d’arrivée soudaine d’une masse de billets qu’elles considèrent comme étant d’origine douteuse.

Les noms de personnalités de premier plan sont cités

Les enquêteurs français ont un moment pensé que les services secrets iraniens étaient les commanditaires de cet afflux massif de billets dans le but de déstabiliser ce petit émirat du Golfe. L’hypothèse avait même été reprise par le quotidien Le Monde. Cette piste est aujourd’hui remise en cause après les témoignages d’Hassan Fadoul et d’Hicham Mandari. L’ancien conseiller du président tchadien Idriss Déby et l’ancien «conseiller spécial» du roi du Maroc Hassan II ne se connaissaient pas et pourtant les versions qu’ils donnent de l’affaire se complètent. Leurs témoignages dessinent le scenario d’une affaire à double ramification puisqu’il semble y avoir eu, selon eux, au moins deux donneurs d’ordre, l’un à Bahreïn et l’autre en Afrique.

Le Marocain Hicham Mandari est l’un des hommes qui ont été chargés d’écouler ces nouveaux billets de 20 dinars de Bahreïn imprimés en Argentine. Cet homme âgé d’une trentaine d’années a affirmé à RFI qu’il était convaincu que les «autorités de Bahreïn étaient impliquées dans cette histoire». «Une fois que l’affaire a éclaté, j’ai fait des investigations et il apparaît clairement que des personnes de l’Agence monétaire de Bahreïn ont bien autorisé la fabrication de ces billets», a-t-il déclaré. Selon lui, en effet, «on ne peut pas demander à une grande entreprise comme la Ciccone de fabriquer de l’argent sans qu’elle ait des garanties sur l’authenticité de la demande».

Cependant, a-t-il ajouté, «cela ne veut pas dire que toute l’Agence monétaire était au courant, mais il est clair que certains de ses responsables l’étaient». Et Hicham Mandari explique qu’il était convaincu d’avoir à changer de «vrais billets» lorsqu’il a été approché par Al-Jabour Salman, l’homme de confiance de Cheikh Hamad ben Issa Al Khalifa, alors prince héritier et aujourd’hui roi de Bahreïn. L’opération devait porter sur l’équivalent de 70 millions d’euros. Et les autorités bancaires françaises, selon Hicham Mandari, ont mis «plus de cinq heures» à bien vérifier que les billets n’étaient pas des faux lorsqu’il a changé sans encombre à Paris, fin mai 1998, pour près de 4 millions de dollars.

De son côté, Hassan Fadoul, est l’un des acteurs principaux de l’autre ramification, la filière africaine, dans cette affaire des vrais-faux dinars de Bahreïn. Il a pour sa part expliqué à RFI le rôle clé qu’aurait joué dans ce dossier par un homme d’affaires congolais (de l’ex-Zaïre), Richard Mwamba, un personnage au train de vie fastueux et qui affirme aujourd’hui encore d’être l’intime de plusieurs chefs d’Etats. Cet homme, qui aurait servi d’intermédiaire entre la Ciccone et certains responsables bahreïniens, aurait décidé de doubler la mise en faisant imprimer non pas, comme prévu, pour 70 millions de billets de 20 dinars, soit l’équivalent de 185 millions d’euros, mais deux fois plus. Et ceci, selon Hassan Fadoul, en faisant financer le surcoût de fabrication par un chef d’Etat africain, en l’occurrence le président tchadien Idriss Deby. Ainsi selon Hassan Fadoul, ce dernier «a déboursé 2 millions de dollars pour payer le papier, l’encre et l’impression» de cette commande supplémentaire. Toujours selon lui, c’est à N’Djamena que Richard Mwamba a rencontré le président Deby pour monter l’opération. Selon les termes de leur accord, le président tchadien devait «faire écouler les dinars et lui reverser 20% de commissions».

Hassan Fadoul raconte que sur les trois livraisons de billets convenues entre les deux hommes, la première a été détournée par le président nigérien Ibrahim Baré Maïnassara à l’occasion d’une escale forcée à Niamey de l’avion transportant les cartons de dinars. Les deux autres ont été stockées «dans la chambre même du président Deby». «Nous devions écouler ces billets progressivement» a par ailleurs précisé à RFI Hassan Fadoul, qui a participé à une première opération de change. Mais, a-t-il expliqué, ce plan tchadien «est très vite tombé à l’eau à partir du moment où l’escroquerie a été découverte avec l’arrivée au Bahreïn, en juin 1998, d’une somme beaucoup trop importante de billets de 20 dinars».

Interrogé à plusieurs reprises par RFI, l’avocat du chef de l’Etat tchadien, maître Jacques Vergès, n’a pas répondu à nos questions. Idriss Deby avait toutefois évoqué l’affaire dans un entretien au journal Le Monde en juin 2001. «Je n’ai rien à me reprocher», déclarait à l’époque le président tchadien avant d’ajouter que selon lui Hassan Fadoul «n’a jamais pensé qu’à la meilleure manière de gagner de l’argent de façon malhonnête».

L’affaire des dinars de Bahreïn est maintenant instruite depuis quatre ans par la justice française. Une affaire qui semble encore loin de connaître son épilogue judiciaire tellement les ramifications qu’elle met au jour semblent complexes et paraissent impliquer des personnalités de premier plan sur la scène internationale.



par Mounia  Daoudi (avec David Servenay)

Article publié le 19/12/2002 Dernière mise à jour le 18/12/2002 à 23:00 TU