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Enquête

<i>«Une opération de change de plus de 150 millions d’euros»</i>

Il aura fallu deux ans et demi aux autorités judiciaires françaises pour obtenir des Etats-Unis l’extradition en mai dernier du Marocain Hicham Mandari, poursuivi en France pour trafic de fausse monnaie dans l’affaire des dinars de Bahreïn. Une extradition qu’elles n’ont finalement réussi à obtenir qu’à la seule condition qu’il ne soit pas renvoyé vers le Maroc, comme le souhaitent encore vivement aujourd’hui les autorités du royaume. L’homme, qui affirme avoir été «conseiller spécial du roi Hassan II» entre 1994 et 1998 -ce que Rabat a toujours nié-, est un témoin clé dans l’affaire des dinars de Bahreïn. Libéré sous contrôle judiciaire il y a quelques mois, il confie pour la première fois à RFI sa version de sur cette affaire qui met en cause, selon lui, des personnalités de premier plan de ce petit Etat du Golfe, dont des proches du roi lui-même, qui était à l’époque prince héritier.
RFI : Vous êtes considéré comme un acteur clé par la justice française, qui a obtenu votre extradition des Etats-Unis, dans ce l’on a appelé «l’affaire des dinars du Bahreïn». Quel rôle y avez-vous joué ?
Hicham Mandari : A la mi-mai de 1998, j’ai été contacté par al-Jabour Salman, l’homme de confiance de Cheikh Hamad Ben Issa al-Khalifa, l’actuel roi du Bahreïn, à l’époque prince héritier et commandant en chef des forces armées. Al-Jabour Salman m’a proposé de changer à Paris, puis d’investir en Europe pour le compte du prince héritier, une importante somme d’argent qui devait m’être remise en liquide. Il a évoqué la somme de 70 millions de dinars, soit l’équivalent d’environ 185 millions d’euros et m’a proposé une commission de 10% sur les sommes concernées. Avant de donner mon accord, je suis allé à Paris pour me faire expliquer les détails de l’opération par des gens du Bahreïn et m’assurer surtout qu’elle ne sortait pas de l’ordinaire et n’avait donc rien d’illégal.

RFI : C’était quand même une forte somme ?
Hicham Mandari : Incontestablement si vous vous placez dans un milieu occidental, en Europe ou aux Etats-Unis. Mais dans les pays du Golfe, ou même dans un pays comme le Maroc, qui souffre pourtant d’une grande pauvreté et où la situation économique est loin d’être brillante, il n’est pas rare que des transactions de plusieurs millions de dollars se fassent en liquide et sans que personne ne pose la moindre question.

RFI : Comment s’est passée votre première transaction ?
Hicham Mandari : Le plus naturellement du monde. Al Jabour Salman m’a remis un million et demi de dinars, soit environ 4 millions de dollars, dans des mallettes sur lesquelles étaient apposés des scellés diplomatiques et je suis allé changer cet argent sur les Champs Elysées, sous mon propre nom, dans un bureau de change que je connais bien. Comme la somme était importante, nous sommes allés à la caisse parisienne de réescompte (CPR) qui est le plus gros centre de change de Paris. L’argent y a été comptabilisé et j’ai attendu plus de cinq heures et demie que les vérifications d’usage soient faites, et elles l’ont été, qu’il s’agisse notamment d’Interpol, de Tracfin ou de la Banque de France, qui a des spécimens des billets de tous les pays. J’ai donc changé en dollars, livres sterling et francs français des vrais dinars de Bahreïn, puisque leur authenticité a été vérifiée. Dans un premier temps, la banque m’a remis la moitié de la somme concernée et m’a demandé de repasser quatre jours plus tard pour le solde. Et j’ai tout remis au représentant de Cheikh Hamad qui était descendu à l’hôtel Ritz, sans toutefois prendre de commission puisque je voulais, pour le faire, attendre qu’on soit arrivé à la fin de l’opération, ou au moins à mi-chemin.

RFI : Pourquoi êtes-vous ensuite allé au Liban, puis en Syrie, puisque l’opération de change parisienne avait été un succès ?
Hicham Mandari : Je ne vois pas pourquoi vous parlez de «succès» et sous-entendez ainsi qu’il y avait une sorte de risque. Encore une fois, «l’opération parisienne», comme vous dites, ne comportait aucun risque puisqu’elle était parfaitement banale. Ceci dit, si je suis parti au Liban, c’est parce qu’il m’a fallu, à Paris, plus de cinq heures de vérifications et surtout attendre cinq jours avant de récupérer la totalité de la somme changée. Or, au Liban, non seulement cela pouvait se faire plus rapidement, mais en plus la commission de change était moins importante. En outre –et l’on retrouve là l’Orient- les banques libanaises étaient prêtes à attendre quelque temps avant de compenser cet argent auprès de la Banque centrale du Bahreïn, ce qui n’était pas le cas de la Banque de France. Ceci était essentiel puisque le prince héritier du Bahreïn, qui avait des relations tendues avec son oncle – Premier ministre et directeur de la Banque centrale - souhaitait que ces transactions se fassent dans la discrétion et que ces dinars échangés ne reviennent pas immédiatement en masse au Bahreïn.

RFI : Et cela ne vous a pas étonné ?
Hicham Mandari : A l’époque, non, car encore une fois, nous étions dans une monarchie du Golfe. Mais aujourd’hui, vous ne m’enlèverez pas de l’idée que ces «faux vrais dinars» ont été mis en circulation par certaines autorités du Bahreïn. Une fois que l’affaire a éclaté, j’ai fait faire des investigations aux Etats-Unis et ailleurs et il semble clair que certains responsables sont impliqués dans cet afflux soudain de nouvelle monnaie. Une entreprise comme la société argentine Ciccone, qui a imprimé les billets, ne l’aurait jamais fait sans avoir eu des garanties sur l’origine et l’authenticité de cette commande. Ce qui s’est sans aucun doute passé, c’est que quelqu’un, à la banque centrale du Bahreïn, a effectivement passé cette commande de nouveaux billets. Il y a donc eu, en quelque sorte, un abus de mandat. Un abus de pouvoir pour autoriser l’utilisation de cette «planche à billets». Je dirais l’utilisation de cette planche à vrais billets, car, encore une fois, ces nouveaux billets étaient en tous points identiques à ceux qui étaient déjà en circulation.

RFI : Vous avez été victime, au début du mois de novembre, d’une tentative d’assassinat dans la région parisienne. Est-ce que cela à un lien avec l’affaire des dinars?
Hicham Mandari: Je ne pense pas. Et cette tentative de m’éliminer n’est d’ailleurs pas la première puisqu’en juillet 1999, on avait déjà essayé de me tuer à Bogota. On a de plus essayé de m’intimider à plusieurs reprises en France, en me menaçant physiquement. Ce que l’on a souvent mis en avant au Maroc, ce sont mes liens avec la mafia colombienne. Je ne suis pourtant pas un trafiquant. Je ne pense pas donc que ce soit les services bahreïniens qui ont tenté de m’éliminer. Je suis sûr que ces contrats ont été commandités par le Maroc. Je ne me connais d’ailleurs pas d’autres ennemis.


RFI : Aujourd’hui vous êtes libres de vos mouvements en France même si vous êtes sous contrôle judiciaire. Qu’attendez-vous du Maroc ?
Hicham Mandari : Ce que j’attends du Maroc, c’est qu’il libère les personnes encore arrêtées et qui me sont proches. Que le roi remette en liberté Farida qui était l’épouse de son père et qu’il me rende ce qui m’appartient. Le Palais royal nie et ne veut pas répondre à mes requêtes. Pour le moment, j’essaie de régler tout cela à l’amiable. Je voudrais tourner la page et commencer une nouvelle vie. Mais cette page ne pourra jamais être tournée si ceux qui me sont chers ne sortent pas de prison. Personnellement, j’ai traversé tellement d’épreuves que je suis aujourd’hui immunisé. Rien ne me fait peur et je suis capable d’aller jusqu’au bout. Et cela risquera de tourner très mal pour beaucoup de gens. Aujourd’hui je ne le veux pas. Mais je le ferai quand cela sera nécessaire et si cela est nécessaire.



par Propos recueillis par Mounia DAOUDI et David  SERVENAY

Article publié le 19/12/2002