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Haïti

«Nous ne sommes pas que des bouches !»

En Haïti les bibliothèques viennent au secours des élèves et des étudiants. 

		Photo: Marion Urban
En Haïti les bibliothèques viennent au secours des élèves et des étudiants.
Photo: Marion Urban
Malgré leurs records de misère toutes catégories confondues, et un taux d’analphabétisme élevé, les Haïtiens sont des boulimiques de lecture. À la fois, traditionnellement, mais du fait de la crise du système éducatif.
De notre envoyée spéciale à Port-au-Prince 

« Nous ne sommes pas que des bouches ! » s’est exclamée la jeune femme face à son compatriote, alors qu’il revendiquait une seule priorité pour les Haïtiens : la lutte contre la misère, et non pas d’aller apprendre à lire et à écrire, ou même à compter. « C’est ajouter l’exclusion à l’exclusion », insiste-t-elle. Elizabeth sait de quoi elle parle : elle est en charge du réseau des 46 bibliothèques de la Fondation connaissance et liberté (Fokal), une organisation créée en 1996,  et soutenue par l’Open Society Institute, du financier américain, Georges Soros.

« Les bibliothèques sont nées de la rencontre de deux pensées : d’un côté, les jeunes défavorisés du quartier de Martissan à Port-au-Prince voulaient créer une bibliothèque. Nous nous sommes rendu compte que par ce terme, ils entendaient un lieu de discussions et d’échanges » raconte la présidente de Fokal, Michèle Pierre-Louis. « De notre côté, et à l’époque où ils sont venus nous voir, en 1992, alors que la répression frappait très dur, nous nous battions pour le rétablissement de la démocratie et des libertés individuelles. Une telle demande nous a paru intéressante. Comme pour construire une société plus juste, il faut des hommes et des femmes responsables, éduqués et formés, nous avons pensé que le principe de la bibliothèque et de ses livres pouvaient servir notre cause ».

Pendant un an, les jeunes se sont réunis régulièrement à Martissan. Ils ont baptisé leur bibliothèque « L’étoile filante », parce que « même si on n’a rien, on veut briller ». Ils ont lu, mais aussi appris à découvrir ensemble une œuvre littéraire, à en discuter, à se former un jugement, à exercer leur esprit critique.

L’exemple a servi, et d’autres bibliothèques de consultation ou de prêt se sont bientôt créées à travers le pays, jusque dans les mornes les plus reculées, comme un défi aux statistiques officielles qui affichent un taux de 70 % d’analphabétisme pour le pays.

Le bibliothécaire se fait éducateur

Les initiatives sont venus de partout, d’un groupe de retraités, d’une association de professeurs, d’étudiants, ou de travailleurs sociaux. A Darbonne, sur la route du Sud, ce sont des amis qui échangeaient leurs livres qui ont fondé « Rasin Lespwa ». De temps en temps, ils partent en tournée de sensibilisation dans les collines, à bicyclette, cartons de livres sur le porte-bagage, et font des présentations dans les écoles, jusque dans les églises. Durant l’année scolaire, les animateurs organisent des concours d’œuvres littéraires, des compétitions inter-scolaires et pendant les vacances, certaines bibliothèques jouent le rôle de centre de loisirs pour les jeunes enfants.

À Mercy, on s’exerce au jeu des correspondances anonymes, en se servant des livres pour copier les belles phrases des courriers amoureux, avant de faire une fête à la fin de l’été, en tombant les masques. On s’y retrouve aussi pour écouter des contes ou participer à des conférences, comme à Port-Salut, qui a inscrit à son programme du mois prochain : « la citoyenneté ».

Certes, le choix des ouvrages est plutôt hétéroclite : il provient des fonds de bibliothèques de particuliers, vivant au Canada et en Europe, ou de dons d’instituts. Ainsi, les romans populaires de Guy des Cars, de Konsalik et de la collection à l’« eau de rose »  Harlequin  voisinent-ils avec des essais ardus sur la cause palestinienne, la psychanalyse, la religion et des traités de nouvelle cuisine. Un assortiment un peu loin de la réalité, mais tous les auteurs haïtiens, romanciers, essayistes et historiens, sont en bonne place sur les étagères.

« Nous adaptons l’offre à la demande » s’excuse presque Elizabeth, qui aimerait voir plus de livres pour les jeunes. Souvent, il n’y a qu’une poignée de livres en créole. La raison de cette absence est simple : la majorité des lecteurs qui fréquentent les bibliothèques sont des élèves et des étudiants, et c’est en français, que l’on enseigne en Haïti. La baisse de la qualité de l’éducation scolaire –7% de réussite aux examens aujourd’hui contre 20% en 1992– les laisse désemparés. Le bibliothécaire prend alors toute sa place comme éducateur.

par Marion  Urban

Article publié le 04/07/2004 Dernière mise à jour le 04/07/2004 à 12:40 TU