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Soudan

Les âmes mortes du Darfour

25 000 déplacés vivent dans le camp de Ryad au Darfour Sud. 

		Photo : Olivier Rogez/RFI
25 000 déplacés vivent dans le camp de Ryad au Darfour Sud.
Photo : Olivier Rogez/RFI
Pendant plusieurs jours, notre envoyé spécial a sillonné la région du Darfour-Sud, dans l’ouest du Soudan. Reportage entre villages dévastés et camps de personnes déplacées installés sous la menace des cavaliers janjawids et de l’armée de Khartoum.

De notre envoyé spécial au Darfour (Soudan)

Le paysage rappelle celui du Far West. Un soleil de plomb écrase une montagne rabotée. La plaine est une immense croûte brunâtre où de maigres arbustes guettent l’humidité. Au pied du Djebel Mornay s’étale une interminable toile blanche. En s’approchant, on comprend que cette toile est une immense mosaïque de bâches frappées des sigles des agences humanitaires. Un troupeau de casemates branlantes couvertes de plastique, construites avec des branchages et plus rarement de la terre glaise. Près de 80 000 personnes habitent sous ces bâches autour de ce qui était autrefois une paisible bourgade de 5000 âmes. Mornay a vu pousser sur ses flancs une ville champignon, un bidonville sans assainissement ni latrines. Derrière une cabane de bois, des enfants faméliques jouent sur un tas d’ordures, tandis qu’un âne attaché à un pieu se meurt de faim en brayant.


25 000 déplacés vivent dans le camp de Ryad au Darfour Sud. 

		Photo : Olivier Rogez/RFI
25 000 déplacés vivent dans le camp de Ryad au Darfour Sud.
Photo : Olivier Rogez/RFI





















Pour la plupart, les déplacés sont arrivés en février après la dernière vague d’attaques lancée contre les villages des tribus Four et Massalites par l’armée soudanaise et les milices janjawids. A Mornay, les déplacés se sont regroupés en fonction de leur village. On est originaire de Tonfouka, de Toulus ou de Mouli. La liste des hameaux vidés de leur population, puis brûlés par les miliciens est longue comme un rapport onusien. Dans le Sud-Darfour près d’un village sur deux a été détruit, selon Amnesty International qui se base sur des observations par satellite.

Les bombardements aériens sont suivis de l’attaque des cavaliers janjawids

De l’attaque surprise à l’exode, comme une triste litanie, tous les villageois racontent la même histoire. Un matin les habitants sont réveillés par le tonnerre assourdissant de l’aviation. Les bombardements créent la panique tandis que l’armée encercle le village. Enfin les cavaliers janjawids font irruption. Ils pillent, tuent, brûlent les maisons et kidnappent des femmes. « Je suis parti sans rien. Ils ont vidé ma maison et pris tous mes biens », confie Souleiman Harbat un jeune couturier réfugié à Mornay. « J’avais une vache et un mouton, ils me les ont volés », déplore en écho une vieille femme, couchée sur une natte de paille. Après les attaques, les villageois terrorisés sont forcés à fuir. Une, deux, trois heures, parfois plus, avant de rejoindre un village jugé plus sûr.

Selon les estimations partielles et imprécises des ONG (organisations non gouvernementales), environ un homme sur vingt a été tué au cours de ces attaques au Sud-Darfour. Un sur dix a préféré fuir les camps de déplacés de peur de la répression. A Mornay, la population est majoritairement féminine. « Cela complique les choses », explique Jean-Hervé Bradol, le président de MSF-France (Médecins sans frontières) en visite dans le Darfour. « L’absence des hommes jeunes affaiblit grandement les familles. Les femmes se retrouvent en charge des enfants et des vieux. »
Dans les camps de déplacés, en saison des pluies la bâche en plastique est indispensable. 

		Photo : Olivier Rogez/RFI
Dans les camps de déplacés, en saison des pluies la bâche en plastique est indispensable.
Photo : Olivier Rogez/RFI

« Nous dormons dans l’eau »

En cette saison, des orages éclatent violemment chaque fin d’après-midi. La pluie salvatrice est devenue source de malheurs supplémentaire. Le camp de Mornay se transforme rapidement en cloaque boueux où patauge une population transie et malade. « Nous dormons dans l’eau, explique une jeune mère de famille. Mes enfants pleurent toute la nuit et souvent ils tombent malade. » La saison des pluies aggrave la situation sanitaire. L’équipe de Médecins sans frontières (MSF) qui a ouvert un hôpital dans le camp donne deux mille cinq cents consultations par semaine. « Et le rythme ne cesse d’augmenter », s’inquiète Fabien Schneider, un infirmier venu d’Alsace. « Les cas de paludisme se multiplient, explique-t-il, mais les enfants sont surtout victimes de diarrhées sanglantes et de maladies pulmonaires ». Chaque jour un enfant meurt dans le camp de Mornay. La mort est d’autant plus inéluctable que la malnutrition affaiblit les organismes.

MSF, épaulée par l’UNICEF, fournit tous les dix jours deux kilos de farine et un litre d’huile aux enfants de moins de cinq ans. Impossible de distribuer davantage, les stocks ne suivent pas. Car l’aide humanitaire tarde à parvenir au Darfour. Chaque distribution de nourriture donne lieu à la même scène. Les enfants doivent passer sous la toise. Ceux qui mesurent moins de cent dix centimètres reçoivent la maigre ration, les autres repartent les mains vides. MSF est obligé d’appliquer les standards de l’ONU. En effet, en dessous de cent dix centimètres on considère que l’enfant est âgé de moins de cinq ans. « C’est un crève-cœur, mais nous n’avons pas le choix », confie en serrant les mâchoires Sylvain, le logisticien de MSF.
A Mornay, lorsque les femmes sortent du camp pour aller chercher du bois, elles s'exposent aux agressions des miliciens janjawids. 

		Photo : Olivier Rogez/RFI
A Mornay, lorsque les femmes sortent du camp pour aller chercher du bois, elles s'exposent aux agressions des miliciens janjawids.
Photo : Olivier Rogez/RFI

Des camps de déplacés encerclés par l’armée et les miliciens

Tout serait plus simple si les déplacés pouvaient cultiver la terre autour du camp ou y faire paître des troupeaux. Mais ils sont prisonniers. A la sortie du camp, passé le tronc d’arbre jeté en travers de la piste qui délimite la fin de cette improbable ville, on aperçoit des cavaliers solitaires ou en bandes. La tête protégée par un chèche blanc, une arme en bandoulière, ils parcourent inlassablement les abords du camp, soulevant des nuages de poussière brûlante. Les milices janjawids encerclent Mornay et empêchent les hommes de sortir. « Ceux qui osent franchir les limites du camp sont battus », explique Osman un vieil homme en colère qui lève un poing vengeur. « Seules les femmes ont le droit de quitter la zone du camp, mais elle risquent alors d’être kidnappées et violées ».

Quelques kilomètres plus loin, sur la piste sablonneuse, des femmes ramassent du bois. Elles sortent en groupe pour se rassurer et dissuader les agresseurs janjawids. Mais ce jour là, à l’hôpital de MSF, quatre femmes violées sont allées se présenter. Là aussi, les témoignages se ressemblent tous. A El Geneina, capitale du Darfour-Ouest, une jeune fille apeurée sort de l’ombre protectrice de sa cabane pour raconter son histoire. La tête baissée, le visage caché par un fichu jaune, elle raconte d’une voix faible son enlèvement et son interminable calvaire. « Ils m’ont gardé durant dix jours, ils étaient quatre. Chaque jour ils faisaient de moi leur femme ». Pudeur et honte. Le mot « viol » est banni du langage. Celles qui subissent les derniers outrages doivent ensuite affronter l’opprobre, la honte et, pour certaines, l’exclusion sociale. Des femmes mariées ont été répudiées après un viol commis par des janjawids. De jeunes filles ne trouveront plus d’époux. Quant à celles qui ont la malchance de tomber enceinte, elles sont quasiment condamnées à élever seules leur enfant.

Les viols comme arme de guerre 

Si les viols ne sont pas systématiques, ils sont suffisamment fréquents pour qu’Amnesty International parle d’une « arme de guerre » employée contre les populations du Darfour.

L’arme la plus redoutable est sans conteste le cynisme des autorités de Khartoum. Car, tandis que dans la capitale le président El Bechir promet d’alléger les procédures administratives pour les humanitaires, sur le terrain les équipes de MSF constatent l’inverse. « Depuis deux semaines, on sent une reprise en main, explique Fabien Schneider. Le directeur du camp, le responsable du HAC (l’agence humanitaire soudanaise) et le chef de la sécurité ont été remplacés par des gens venus de Khartoum. Il faut maintenant une autorisation pour chaque déplacement ! »

Cette reprise en main n’est pas le simple effet d’une bureaucratie étouffante. Khartoum voudrait faire disparaître ces camps de déplacés qui lui valent d’être mis à l’index par la communauté internationale. Les fonctionnaires envoyés par Khartoum ont donc entrepris de pousser les villageois à rentrer chez eux. Une pression « amicale ». Certains fonctionnaires sont menacés de renvoi s’ils s’obstinent à refuser la « relocalisation ».

Les canons sont pointés vers le camp de déplacés

« Si les villageois sont forcés de rentrer chez eux, alors nous aurons une autre catastrophe humanitaire, prédit Jean-Hervé Bradol. Car les populations sont faibles et malades. Elles ne pourront pas reconstruire les villages. De plus, les semences ont été soit volées soit détruites et les gens n’ont rien à planter. »

Dans le camp de Mornay, les enfants sont les premières victimes des maladies et de la malnutrition. 

		Photo : Olivier Rogez/RFI
Dans le camp de Mornay, les enfants sont les premières victimes des maladies et de la malnutrition.
Photo : Olivier Rogez/RFI






















Pas de sécurité, pas de nourriture, pas d’espoir. Dans ces conditions aucun des déplacés que nous avons interrogé ne souhaite rentrer dans son village à l’heure actuelle. Les gens ont peur car, malgré le discours officiel, les milices janjawids continuent de sévir.

A l’entrée de Mornay, les militaires censés protéger les civils ont orienté leurs mortiers dans la direction du camp. Comme si l’ennemi était là-bas, tapi entre les huttes et les bâches, caché parmi les déplacés. L’état d’esprit qui règne chez ces soldats est assez particulier. Le lieutenant Kamal Germasi nie tranquillement la présence de milices janjawids aux abords du camp. Les viols ? « Rien n’est prouvé », répond-il calmement en sirotant une tasse de thé sucré.  Les agressions ? « Il y a bien quelques querelles entre éleveurs et agriculteurs, mais nous veillons ». Rien ne semble pouvoir ébranler le calme lieutenant et son sourire figé.

Les milices sont intégrées dans les rangs de l’armée régulière

Malgré les assurances de Khartoum et les propos lénifiants sur le désarmement des milices arabes, personne n’est dupe. A El Geneina, on peut voir les miliciens arabes arpenter, armes à la main, les rues sablonneuses. Au marché libyen que les janjawids ont investi, personne ne semble redouter la colère des autorités. « Nous sommes tous derrière le gouvernement pour combattre les séparatistes », explique Hamdan, un jeune janjawide.

Depuis quelques semaines, les milices arabes ont commencé à être intégrées dans les Forces de défense populaires, autrement dit les milices para-militaires. Les janjawids reçoivent ainsi un semblant de légitimité, mais devront désormais obéir aux ordres de Khartoum. Jusqu’à présent ce n’était pas le cas. Le gouvernement soudanais qui a armé les tribus arabes à la mi-2003 pour combattre les deux mouvements rebelles du Darfour, l’ALS (Armée de libération du Soudan) et le MJE (Mouvement pour la justice et l’égalité) leur a toujours laissé la bride sur le cou.

Armer une tribu contre une autre n’est pas une nouveauté au Soudan. Dans les années 80 le gouvernement de Sadek El Mahdi avait inauguré ce type de pratique dans le sud du pays. Mais au Darfour, en raison des vieux antagonismes, cette politique a brisé les équilibres anciens et provoqué l’exode pour près d’un million trois cent mille personnes dont cent mille sont réfugiées au Tchad.

par Olivier  Rogez

Article publié le 19/07/2004 Dernière mise à jour le 20/07/2004 à 07:16 TU