Espace
Le financement de Soyouz piétine
(Photo : Frédéric Farine )
De notre correspondant en Guyane
A mi-chemin entre Cayenne et Saint-Laurent du Maroni, traversée en lisière du bourg par son fleuve éponyme, Sinnamary est une commune du littoral guyanais abritant 2783 âmes, à 60 km à l’ouest de Kourou. Dans la savane Malmanoury, à 15 km du bourg, un site de 120 hectares a été retenu pour le futur pas de tir Soyouz. En juin, un hectare était déboisé, sur les 35 prévus, un travail préliminaire devant accoucher d’une piste d’accès à la zone de lancement. A quelques kilomètres du chantier, des habitants pêchent dans les criques depuis les petits ponts d’une portion de l’ex nationale 1 encore ouverte à la circulation «Bientôt ce sera fini, ils vont fermer la route ici aussi», pronostiquent un brin fatalistes Liliane et son mari, habitués à pêcher crique Renner.
Au début des années 90, l’ex-nationale 1 épousant le littoral guyanais a été fermée de la sortie de Kourou jusqu’à 15 km de Sinnamary afin d’assurer un périmètre de sécurité autour de la base Ariane. Une déviation a remplacé la portion interdite. A Sinnamary, le spatial évoque plutôt des souvenirs pénibles : «nos anciens ont été expropriés pour construire la première base. Sinnamary a été davantage touchée que Kourou», souffle-t-on au bourg. Le pas de tir Ariane se situe entre les deux communes. Dans les années 60, une soixantaine de familles d’agriculteurs et d’éleveurs, pour la plupart, avaient été déplacées sur Kourou.
«Notre espace de vie se réduit de plus en plus»
Enseignant à Kourou, Patrick Cosset, est responsable de Batwèl , une association de défense des intérêts des habitants de Sinnamary qui revendique 50 militants opposés au projet d’une deuxième base : « Soyouz va se faire malgré nous. Notre espace de vie se réduit de plus en plus au nom du spatial (…) L’association s’inquiète pour la sécurité des familles, notamment celles de la Pointe Combi à 12 km du futur pas de tir. Lors de l’explosion de la première Ariane 5, en juin 96, des gens de Sinnamary ont eu des problèmes de santé quand les gendarmes avaient des masques à gaz», confie-t-il chez lui à Sinnamary, en vidant un «pakira», nom créole du pécari à collier. Selon les spécialistes, la pollution d’un tir de Soyouz «correspond au décollage de 2 gros boeing». «Le carburant de Soyouz, c’est du kérosène un peu particulier qui viendra de Russie», indique pour sa part Jean-Louis Marcé, directeur du CSG (Centre Spatial Guyanais).
A l’entrée de Sinnamary, la savane dévoile l’extravagant hôtel du fleuve. Le 7 avril 1990, alors premier ministre, Michel Rocard était venu poser la première pierre de ce complexe de 120 chambres, censé accompagner un projet spatial Hermès qui fit long feu et les ambitions de l’ex-édile de Sinnamary et président du Conseil Général Elie Castor qui finit sa vie en 96 en pleine tourmente judiciaire. Par un contrat irrévocable de 13 ans qui prendra fin en 2005, le Cnes (Centre National d’Etudes Spatiales) règle quotidiennement le paiement de 80 chambres de l’hôtel, même vides, ce qui lui coûte 2,4 millions d’euros par an. Le taux annuel de remplissage de l’hôtel, lui, n’excède pas 5%. Exemple : ce vendredi de juillet, un couple de guyanais constitue sa seule clientèle. «C’est souvent comme ça la semaine, l’hôtel est mal placé» ; confie Alla Kroukmaleva, charmante hôtesse russe des lieux, recrutée il y a un an, après être tombée amoureuse d’un Guyanais. La direction de l’hôtel espère ainsi encourager les Russes (en 2006, selon le Cnes, ils seront 250 sur le chantier, à s’occuper des équipements et des systèmes en relation avec le lanceur) à y séjourner. Le pari n’est pas gagné : la torpeur de Sinnamary, unique commune de Guyane à avoir accusé une baisse de sa démographie (moins 19%) au dernier recensement de 1999, n’aurait pas emballé les Russes qui lui préféreraient Kourou.
Il manque près de 45% du financement ESA-Arianespace
Mais avant tout, il reste à boucler le financement du projet de lanceur russe. Aujourd’hui, près de 45% des 344 millions d’euros de participation de l’ESA (l’agence spatiale européenne) et d’Arianespace, l’opérateur de lancement, font encore défaut. Certes, 83% des 223 millions de quote-part de l’ESA ont été réunis (France 58%, Italie 8%, Allemagne et Belgique 6%, Espagne 3%, Suisse 2,5%) lors de son conseil de février. Mais, contrairement aux prévisions, le conseil de l’ESA des 16 et 17 juin, calé dans la foulée des Européennes, n’a pas été décisif. L’augmentation de l’investissement de l’Italie, censé passer à 12%, n’a pas été concrétisé, pas plus que l’entrée financière de l’Autriche. En outre, fin juillet, les 22 millions d’euros promis par l’Union Européenne sur la part de l’ESA cherchaient toujours leur ligne budgétaire. Jean-Pierre Haigneré, chef du projet Soyouz pour l’ESA espère cette manne fédérale pour septembre.
Encore plus préoccupant : le prêt de 121 millions d’euros devant constituer la part d’Arianespace n’est toujours pas octroyé. La BEI (Banque Européenne d’Investissement) qui tient la corde selon l’ESA, ne soumettra le dossier à son conseil qu’en septembre. Fin mai, la direction d’Arianespace assurait pourtant que le prêt serait finalisé fin juin. A cette date, des experts de la BEI étaient simplement à Kourou pour contrôler l’ensemble du dossier. Interrogé sur le sujet le 17 juillet, lors du point presse succédant au second succès de l’année d’Ariane 5G+, Jean-Yves Le Gall, le directeur d’Arianespace s’est montré irrité : «Je ne sais pas s’il y aura un prêt de la BEI. Ce que je sais c’est qu’Arianespace paiera sa part du projet, ensuite, notre cuisine financière interne, permettez que je la garde pour moi».
Conséquence, même si le 9 juillet, l’appel d’offres a été publié sur un site internet spécialisé de l’ESA pour la réalisation des terrassements généraux du pas de tir Soyouz (35 hectares à déblayer et 15 à remblayer pour accueillir routes et bâtiments) et que les entreprises ont jusqu’au 20 août pour y répondre, le lancement des premiers gros travaux d’infrastructure reste suspendu à l’octroi de ce prêt à Arianespace : « puisque nous savons lancer des travaux avec 80% du financement, là nous y croyons pour octobre», estime Fernando Doblas représentant de l’ESA en Guyane. Un contrat signé en mai entre Arianespace et la société australienne Optus vise à mettre en orbite en 2007 le satellite Optus D2 via le Soyouz «guyanais». Fin mai, Jean-Pierre Haigneré, lui, ne cachait pas ses inquiétudes, auprès de Radio Guyane, quant au respect du calendrier : «C’est en saison sèche qu’il faut réaliser les gros travaux. Là, par rapport à 2007, le planning est déjà très tendu et le temps compte beaucoup car derrière le satellite australien viendront les lancements d’une partie des satellites Galileo». En Guyane, la saison sèche n’excède guère une période allant de mi-juillet à mi-novembre et «le petit été» fluctuant de mars. Selon la sous-direction sol du Cnes, la saison des pluies retarderait les travaux de terrassement «au pire de 3 mois». Crique Renner, Liliane devrait pêcher un peu plus longtemps que prévu.
par Frédéric Farine
Article publié le 08/08/2004 Dernière mise à jour le 08/08/2004 à 09:08 TU