Côte d'Ivoire
Les soleils d’outre-tombe d’Ahmadou Kourouma
(photo : Seuil 2004)
La Côte d’Ivoire est le sujet de ce dernier roman sous la plume de l’un des géants des lettres africaines. Ivoirien d’origine, Kourouma avait été profondément secoué par les événements qui ont bouleversé l’équilibre précaire sur lequel était basé ce qu’on appelait jadis le « miracle ivoirien ». Ses prises de position courageuses et lucides contre la politique raciste de l’ivoirité lui avaient attiré l’hostilité des éléments les plus radicaux de son pays.
Déclaré persona non grata à Abidjan où il avait l’habitude de vivre une partie de l’année depuis sa retraite, Kourouma n’a pas voulu rester simple spectateur de la descente aux enfers de son pays bien-aimé. Il voulait raconter cette histoire, montrer comment la folie de quelques-uns pouvait entraîner tout un pays dans la tragédie. Cela donne ce que son éditeur appelle le « roman vrai de la Côte-d’Ivoire » dont l’inachèvement est d’autant plus frustrant pour le lecteur qu’il affiche toutes les prémices d’un grand récit moderne.
La modernité de Kourouma réside essentiellement dans sa vision parodique de l’histoire. Tout en reflétant avec fidélité les étapes successives de l’histoire de l’Afrique moderne – colonisation, indépendances, dictatures, guerres civiles –, il les transforme en éléments grotesques et déformés d’une fable burlesque qui a plus à voir avec Gargantua ou Les voyages de Gulliver qu’avec La Chartreuse de Parme ou Guerre et Paix.
Ses quatre romans - Les soleils des indépendances (1969), Monné, outrages et défis (1990), En attendant le vote des bêtes sauvages (1998) et Allah n’est pas obligé (2000) - sont autant de chefs-d’œuvre dans lesquels Kourouma raconte avec truculence et férocité les errements d’une histoire en devenir, n’hésitant pas à mettre en scène des personnages réels de dictateurs et de tortionnaires, à peine déguisés par le masque de la fiction.
Méditation sur la tragédie ivoirienne, Quand on refuse on dit non ne déroge guère à la règle. Ses 160 pages sont imprégnées de cette imagination subversive et jubilatoire qui a fait la réputation de Kourouma. Le roman se présente comme la suite du précédent ouvrage du romancier qui nous faisait vivre les horreurs de la guerre civile au Libéria et en Sierra Leone à travers les yeux aliénants et sans compassion d’un enfant-soldat.
Cet enfant, Birahima, est de retour en Côte d’Ivoire où il exerce la fonction d’aboyeur de destinations pour un réseau de taxi-brousse. Il fréquente aussi une medersa pour apprendre à lire le Coran. Il tombe éperdument amoureux de la fille de son maître Fanta, « belle comme un masque gouro ». Quand celle-ci est contrainte de s’enfuir à Bouaké, après l’enlèvement de son père par les escadrons de la mort, Birahima décide de l’accompagner.
Roman inachevéArmé de sa kalach, il veille sur sa dulcinée. En contrepartie, celle-ci fait l’éducation du gamin, en lui racontant chemin faisant l’histoire de leur pays, des origines à la guerre civile. Birahima boit les paroles de sa belle maîtresse, tout en réinterprétant de façon naïve et malicieuse ses récits historiques de spoliation, de corruption et de volonté de puissance. Il y est aussi question de massacres et de charniers, point focal sur lequel la narration de l’enfant-soldat vient buter et ne peut l’intégrer qu’en transformant l’indicible en dicible par le biais du ridicule, de l’exagération et du cynisme : « Les charniers pourrissent, deviennent de l’humus, l’humus devient du terreau.(…) C’est le terreau de l’humus des charniers qui enrichit la terre ivoirienne. La terre ivoirienne qui produit le meilleur chocolat du monde... »
Le roman s’interrompt brutalement avec l’arrivée à Bouaké du couple Birahima/Fanta. Nous ne saurons jamais si leur marche dantesque à travers la « forêt obscure » de l’histoire aurait pu déboucher sur la vie et la fin du désespoir. Ahmadou Kourouma lui-même ne le savait sans doute pas !
par Tirthankar Chanda
Article publié le 27/08/2004 Dernière mise à jour le 27/08/2004 à 13:52 TU
Quand on refuse on dit non, par Ahmadou Kourouma. Ed. du Seuil, 160 p., 14 euros.