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Culture

Ainsi meurent les langues

Le nushu était un  langage secret utilisé par les femmes dans certaines régions du centre et du sud de la Chine.(Photo : DR)
Le nushu était un langage secret utilisé par les femmes dans certaines régions du centre et du sud de la Chine.
(Photo : DR)
Yang Huanyi est décédée à l’âge de 98 ans le 20 septembre, et sa disparition signifie l'extinction du nushu, une langue exclusivement utilisée par les femmes depuis des siècles dans certaines régions reculées du centre et du sud de la Chine. Comme le nushu, les langues vivent, elles évoluent, elles se stabilisent ou elles disparaissent: leur viabilité dépend du statut social privilégié qu’on leur accorde ou non, et du soin porté à leur transmission par ceux qui la pratiquent. Mais en tant que vecteurs de la pensée et du mode de vie de ceux qui l’utilisent, elles font toutes partie d’un patrimoine mondial immatériel de l’humanité.

La seule femme qui parlait encore le nushu vient de mourir en Chine, dans le comté de Jiangyong (province du Hunan). Depuis les années 90, Yang Huanyi, illettrée en mandarin chinois, était la seule témoin restante d’une langue secrète, utilisée uniquement par les femmes. Dans cette langue, les femmes exprimaient entre elles leurs sentiments les plus intimes. Mais de ce jardin secret, il ne reste quasiment plus de traces, car les manuscrits ont été brûlés ou enterrés avec les morts, dans le respect de la tradition. Toutefois, des chercheurs experts en linguistique vont pouvoir se pencher sur un code d’écriture vieux de quatre cents ans car des linguistes de l’université de Qinghua, ont pris soin de recueillir au début de l’année 2004 quelques lettres et poèmes écrits par Yang Huanyi.

Il n’y a pas de société humaine sans langage, et le langage se manifeste sous la forme d’une multitude de langues, variant dans l’espace et dans le temps. «Il faut être très prudent à partir de là, comme le souligne Bernard Victorri, directeur de recherches en sciences du langage au CNRS, il est difficile de parler de mort des langues quand elles ne sont plus pratiquées; bien souvent il s’agit de métamorphoses longues dans le temps; les uns parleront de dégénérescence là où l’on peut parler de grand dynamisme car il peut y avoir mort d’une langue, mais naissance d’une grande descendance» A titre d’exemple, Bernard Victorri cite la grande famille des langues indo-européennes qui regroupe à elle seule: les langues latines, anglo-saxonnes, celtes, slaves, indiennes, le grec, l’iranien, l’albanais, toutes issues d’une seule langue proto-indo-européenne parlée il y a entre 6 000 et 8 000 ans. «De même qu’il existe une biodiversité des espèces, on peut dire qu’il y a une grande variété des langues, soumises aux mêmes lois de l'évolution».

Réalités sociales, historiques, et politiques, les langues sont façonnées par les traditions et les besoins des sociétés avec lesquelles elles évoluent, et elles sont identifiables dès lors qu’elles délimitent des zones d’intercompréhension entre tout ou partie des membres d’une communauté. «D’après les experts, on évalue entre trois et cinq mille le nombre de langues répertoriées: l’approximation peut paraître étonnante, mais si le nombre est aussi fluctuant selon les uns et les autres des experts, c’est que la frontière entre langue distincte et variations dialectales est quelquefois si ténue que la difficulté à objectiver la différence interdit un recensement exact».

«Il ne suffit pas qu’une langue soit enseignée, pour être vivante»

Les spécificités régionales se perdent avec l’exode rural, la scolarisation normative, et la disparition des Anciens qui pratiquaient oralement la langue dans la région donnée. Pour qu’il y ait langue, il est nécessaire qu’un ensemble de locuteurs puisse présenter leur parler comme une unité différente des autres et puisse agir en conséquence, autrement dit la stabilisation de la langue est nécessaire pour avoir des chances de survie. Dans les sociétés modernes, la stabilisation des langues va de pair avec la scolarisation qui prend en charge l’enseignement de la grammaire et des codes linguistiques qui identifient telle ou telle langue, au-delà de ses niveaux de langage –soutenu, familier, standard, et spécialisé. Ceci étant «il n’est pas suffisant qu’une langue soit enseignée pour être vivante; il suffit de considérer à ce titre le latin et le grec ancien, que l’on continue d’enseigner dans les écoles, mais qui ne sont plus des langues couramment pratiquées. Sont-elles mortes ou se sont-elles diversifiées ? », souligne Bernard Victorri soulignant qu’à un moment donné dans l’histoire, le latin parlé en Italie, en France, ou en Espagne était tellement différent ici et là, qu’il s’est peut-être simplement «métamorphosé».

Le pouvoir politique peut contribuer à la restriction, ou au contraire à la réhabilitation, voire à l’essor d’une langue. «Pour que la langue soit vivante, il est impératif qu’elle soit la langue maternelle de la nouvelle génération», insiste Bernard Victorri, or «cette menace a pesé sur le breton, l’alsacien, et le basque en France, dès lors qu’il y eut unification de la France par le pouvoir, lequel s’est appuyé sur le dialecte de l’Ile-de-France, au détriment de ces langues à part entière». Cependant, bien que politiquement menacées pendant plusieurs années, certaines langues régionales bénéficient de véritables efforts de sauvegarde: ainsi, depuis une dizaine d’années, le breton est reconnu au baccalauréat. Un autre exemple illustre cette incidence de la décision politique sur la viabilité d’une langue: «l’Etat d’Israël a choisi de faire de l’hébreu, la langue nationale; c’est aujourd’hui l’hébreu, et non le yiddish, que les mères parlent à leurs enfants».

Les langues racontent la richesse et la diversité de l’humanité

L’histoire, enfin, montre qu’une société est rarement monolingue. Dans certains pays d’Afrique par exemple, un vaste éventail de langues est en circulation : dans une même région, la Casamance, on utilise à la fois l’anglais, le portugais, le français, le diola, le balante, le mandingue, le mandjack, le mankagne, le sérère, le wolof, le peul, et le créole à base portugaise. En réalité ces langues, qui ne sont pas parlées par tout le monde, remplissent des fonctions variées. Schématiquement, il existe trois types de fonctions linguistiques: une fonction identitaire qui inscrit l’individu dans une communauté comme la langue maternelle, celle de la petite enfance, de la famille et du voisinage; une fonction culturelle qui sert aux usages de prestige comme la politique, la littérature, l’administration, le juridique; une fonction véhiculaire qui, comme son nom l’indique, permet aux communautés distinctes de commercer. Dès lors qu’un groupe économique et politique a de l’ascendant sur un autre, la langue dominante s’exerce et s’impose au détriment de l’autre, alors colonisée; on peut dès lors parler d’«impérialisme linguistique».

Les chiffres avancés par les experts affichent la disparition de 25 langues par an, rythme qui conduirait, d’ici la fin du siècle, à la disparition de 90% des langues parlées aujourd’hui. L’Unesco se mobilise pour garder la mémoire de ce patrimoine mondial immatériel, menacé entre-autre par la standardisation via Internet, et par une langue anglaise tentaculaire. Bernard Victorri, non loin de considérer que le métissage des langues n’est pas nécessairement synonyme d’appauvrissement, refuse toutefois le discours «catastrophiste». Il  tire néanmoins la sonnette d’alarme sur cette «nécessité impérieuse de mobiliser les chercheurs et les ethno-linguistes dans la collecte, le recensement, l’archivage, la description, et l’analyse de ces langues. A elles seules, les langues racontent les hommes, et l’histoire de l’humanité dans toute sa richesse et sa diversité».


par Dominique  Raizon

Article publié le 28/09/2004 Dernière mise à jour le 28/09/2004 à 17:35 TU

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Rieks Smeets

Chef de la section du patrimoine immatériel de l'Unesco

«On ne peut pas sauvegarder toutes les langues. Si nous arrivons à sauvegarder un tiers des langues parlées sur notre planète, dans les deux trois siècles à venir, cela serait déjà un miracle.»