Ethnologie
L'écriture corporelle s'expose

(400 av. J.C. à l'an 300) Musée ethnographique, Anvers. Inv. n° 94.3.5
(Photo : Hugo Maertens, Bruges)
La première salle s’ouvre sur une exposition de photos de jeunes occidentaux tatoués et marqués dans leur chair, de manière quasi indélébile. De grandes photos murales d’Alain Solderville, en noir et blanc, exhibent des dos nus dessinés d’arabesques ou de volutes de fleurs qui grimpent le long de la colonne vertébrale, des fesses décorées comme un carrelage andalou, des lobes d’oreille qui descendent le long du cou, alourdis de larges disques insérés, d’épaules transformées en panneau «Défense d’afficher, loi du 29 Juillet 1881». Provocation ? révolte adolescente ? mutilation sado-masochiste ? Les réponses varient: témoignages parmi d’autres, Léo affirme son désir d’«accentuer nos différences et nos diversités. Ne rien attendre en retour si ce n’est du respect» ; Michel explique que ces tatouages sont «la marque d’une époque, une sorte de mémoire des événements de [sa] vie». Emma revendique un «corps palimpseste de [ses] rencontres» ; Lukas fait de son corps le lieu «d’une nouvelle expérimentation artistique basée sur la mutation».
A travers toutes ces photos, ce sont autant de corps qui bousculent les règles du conformisme, et d’individus qui revendiquent leur marginalité. Ils nous introduisent dans «l’ordre de la subversion, et de l’interrogation»: soumis à l’exigence extrême et à la douleur maîtrisée, ils répondent à «un désir de transgression et de dissidence –dont, est-il rappelé que, le mouvement punk fut le héraut». Il s’agit, le plus souvent, de se forger un corps idéal «devenu, à leurs yeux, matière où s’exprime une pratique artistique des plus personnelles», une manière de s’affirmer «je», et de se distinguer de l’Autre.
Puis, deux grandes salles proposent de «remonter aux sources objectives et magiques des métamorphoses charnelles» à travers des statuaires, des ornements, et des masques qui représentent une constante et commune préoccupation des sociétés dites traditionnelles, qu’elles soient ancrées en Afrique, en Océanie, en Asie, ou aux Amériques. Christiane Falgayrettes-Leveau, commissaire de l’exposition, invite ainsi le visiteur à réfléchir sur les sens variés des mises en scène corporelles, soulignant par là-même qu’il «reste beaucoup à apprendre sur les significations» de ces interventions étonnantes.
David Le Breton, sociologue, explique dans le magnifique catalogue qui accompagne l'exposition: «la marque traditionnelle est affiliation de la personne comme membre à part entière de sa communauté d’appartenance». La plus ancienne trace de ces pratiques rituelles a été trouvée en Tassili N’Aijer (Sahara algérien): il s’agit d’une peinture rupestre, datant de 7 000-6 000 ans avant J.C., appelée «Dame blanche» ou «Déesse à cornes»; doté de cornes, le personnage a les membres recouverts de points de couleur. Qu’il s’agisse de corps peints, de corps incrustés de pierres, de plumes ou d’os, qu’il s’agisse encore d’estafilades réalisées à la lame de couteau ou au rasoir ré-haussées au charbon de bois, ou qu’il s’agisse encore de pièces d’ornements insérées dans les lèvres, les narines, ou les oreilles, l’empreinte dans la chair a toujours une valeur identitaire. Le signe formule un code, il «précise les allégeances religieuses, les relations au cosmos, il humanise (…) au sein de certaines sociétés, il renseigne sur la place de l’homme dans une lignée, une classe d’âge; il indique un statut, il affermit l’alliance». L’Afrique est bien représentée: masques Fang, poupées biiga moosdu Burkina Faso, statues Bembé en provenance de la République démocratique du Congo, statues en provenance du Nigéria.
«L’homme a toujours mis son corps en scène»
«Que ce soit par désir de paraître ou de se protéger des aléas de l’existence, l’homme a toujours mis son corps en scène. Comment survivre, en effet , aux dangers de la chasse ou aux maladies dans un environnement hostile ? (…) au fil des millénaires l’être humain fit la lente acquisition des gestes qui le conduisirent à l’art. Il apprit à exprimer ses préoccupations existentielles et ses interrogations», explique le sociologue, et celles-ci concernent toujours la vie, la mort, la fécondité. Ainsi les femmes, valorisées en tant que génitrices, font l’objet de scarifications -réalisées au moment de la puberté ou à l’occasion de la naissance du premier enfant; chez les Luba ou les Mangbetu de la République démocratique du Congo, elles soulignent leur nombril ou leur poitrine: «le corps devient ainsi un lieu de magnificence». Mais le corps peut aussi être une sorte de livre d’incantation, ou de supplication. Le lobe d’oreille détendu sollicitait chez les Egyptiens «le dieu qui écoute les prières». La tête modelée -un crâne étiré et aplati- chez les Mayas («l’homme de maïs»), que l’on retrouve d’ailleurs dans tout le monde précolombien, évoquait le panache végétal de l’épi à la manière d’une «érection germinative».
Le mot «tatouage» vient, lui, du tahitien tatau : il avait, en Polynésie, une valeur esthétique et sacrée. Jugé païen et peu hygiénique par les missionnaires, ces derniers en ont interdit la pratique, tandis que la résistance des peuples des îles Marquises et de Nouvelle-Zélande aux colonisateurs, leur a permis de ne jamais abandonner la tradition artistique. Puis, exporté au XVIIIe siècle par les marins de Cook, «le lien symbolique est aisément établi entre sociétés ‘primitives’ et tatouage des populations marginales (matelots, soldats, truands, prisonniers)». En Occident, les Pictes d’Ecosse tiennent leur nom des Romains, qui les désignaient comme «peints» (du latin, picti) en bleu; de même que les premiers chrétiens se tatouaient d’une croix, monogramme du Christ, en signe de reconnaissance. La pratique du tatouage se retrouve aussi en Asie extrême-orientale, au Japon, chez les Amérindiens, ou en Nouvelle-Zélande.
En somme, à travers le temps, et à travers l’espace, au-delà de la diversité des pratiques ancestrales, et bien loin de l’affirmation de dissidence ou de la quête de souveraineté individuelle des générations actuelles, la modification corporelle implique une sublimation de la douleur.
par Dominique Raizon
Article publié le 30/09/2004 Dernière mise à jour le 30/09/2004 à 14:06 TU
