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Cinquantenaire de l'insurrection algérienne

« L’enjeu, c'était le contrôle de la population »

L'historien François Géré, spécialiste de la guerre révolutionnaire. 

		(Photo : DR)
L'historien François Géré, spécialiste de la guerre révolutionnaire.
(Photo : DR)
Entretien avec François Géré, historien, chargé de l’orientation des enseignements au Collège Interarmées de Défense et spécialiste de la guerre révolutionnaire.

RFI : Historiquement, que représente la bataille d’Alger ?

François Géré : La bataille d’Alger a été un moment décisif de la guerre d’Algérie, dans la mesure où il y avait un lien très fort entre le politique et le militaire. Elle était devenue le symbole permettant de savoir si oui ou non la population d’Alger était contrôlée par le FLN, et donc le pouvoir politique français était complètement marginalisé, ou bien si effectivement cette présence politique et militaire française correspondait à une prise en main. Donc, il y a eu une espèce de défi entre les deux antagonistes et c’était à qui ferait la démonstration qu’il contrôle Alger.

RFI : Peut-on dire du film de Gillo Pontecorvo qu’il est un film de propagande ?

François Géré : C’est très curieux. Au démarrage, quand le film est sorti, on l’a souvent présenté comme un film de propagande en faveur du FLN, essentiellement parce qu’il exposait les justifications  des actions terroristes du FLN dont la finalité supérieure justifiait les moyens employés et comme il montrait les forces parachutistes françaises se livrer à des exactions, notamment la torture, il a été présenté comme un film de propagande. Et puis, lorsque les passions se sont un peu calmées, on a pu se rendre compte que c’était un film qui était beaucoup plus équilibré et d’une justesse de ton, sans être non plus impartial –parce que la thèse de Pontecorvo c’est qu’il y a un sens de l’histoire, avec des gens qui sont dans le bon sens et d’autres dans le mauvais sens de l’histoire- et donc à ceci près, le film a le souci de faire comprendre les motivations, parfois de donner des justifications, d’un côté comme de l’autre.

RFI : Est-ce que le film est fidèle à la réalité historique de la bataille d’Alger ?

François Géré : Oui… c’est un des films qui s’est efforcé de montrer et de reconstituer aussi fidèlement que possible ce combat de contre-guérilla urbaine dans lequel, naturellement, le facteur temps joue un rôle extrêmement important. La configuration d’une ville joue un rôle exactement au même titre que, dans le combat en rase campagne, les reliefs et les passages de rivière. Et il montre bien aussi à quel point, dans ce genre de situation, l’enjeu c’est la population. Il faut la connaître, parce qu’en son sein se dissimule la guérilla. Donc, il faut sortir la guérilla de son vivier, de son milieu ambiant. L’objectif, c’est vraiment le contrôle des populations. 

RFI : A ce propos, l’officier parachutiste qui incarne le chef du régiment affirme « la base de ce travail, c’est le renseignement, la méthode, l’interrogatoire ». Est-ce conforme à ce qui s’est fait en 1957 ?

François Géré : Oui, c’est juste… Le renseignement dans ce genre de situation, est à la base de tout. Toute la question, c’est : comment obtient-on ce renseignement ? A 95%, c’est un travail mécanique et quasi-policier de fichage de la population. Il faut savoir qui est qui, qui habite à tel endroit, combien il y a de personnes dans telle maison, de combien d’individus se compose telle famille et c’est en fonction de ça qu’on va être en mesure de repérer qu’il y a une ou deux personnes en trop.

RFI : Cela, on ne le voit pas dans le film de Pontecorvo

 François Géré : C’est une des faiblesses du film, car il se focalise sur les 5% restants, c’est-à-dire l’interrogatoire. Cet interrogatoire peut être mené avec des techniques disons correctes, la confrontation des personnes interrogées avec ce que l’on sait… A partir du moment où la personne ment, tout le problème est de savoir : est-ce qu’on s’arrête là ou bien est-ce qu’on utilise d’autres moyens ? Et comme chacun sait, dans le cadre de la bataille d’Alger, en raison de l’urgence, en raison du fait –et malheureusement ce n’est pas montré dans le film- que l’autorité politique avait donné un chèque en blanc aux militaires, il y a eu évidemment un certain nombre de pratiques qui ne correspondaient pas à la notion de démocratie. C’est le moins qu’on puisse dire.

RFI : A un moment, ce même officier parachutiste se livre à une justification de la torture, face à des journalistes et il dit, « comme vous le savez, la torture n’a jamais été nommée ». A-t-on toujours « euphémisé » ces pratiques ?

François Géré : Il y a là une imposture. A partir du moment où l’autorité politique déclare qu’il faut « gagner par tous les moyens », elle délivre un chèque en blanc… Alors comme on est un gouvernement républicain et démocratique, et même socialiste à cette époque-là, le mot torture est un mot qu’il ne faudra jamais prononcer. La responsabilité dans ce cas-là, c’est d’abord la responsabilité politique. Ensuite, il y a la responsabilité militaire en terme d’efficacité : est-ce que ça sert à quelque chose de torturer des gens ? Enfin, il y a le problème éthique que tout le monde connaît, qui peut correspondre à une éthique politique ou à une éthique militaire.

RFI : Vous parliez de l’efficacité, la torture a-t-elle été efficace pendant la bataille d’Alger ?

François Géré : Là encore, ce film ne montre pas -et on ne peut pas l’en accuser particulièrement car je ne connais pas de film qui aille suffisamment en profondeur- que dans 95% des cas, les personnes torturées disent n’importe quoi, car on leur demande de dire quelque chose. Donc, elles vont donner un renseignement faux, délibérément. En général, elles le donnent trop tard pour qu’il soit véritablement opérationnel. Tout groupe clandestin bien organisé pratiquant la guérilla urbaine, sait que lorsque telle personne ne s’est pas présentée à l’endroit où elle devait être au bout de deux ou trois heures, il doit changer son dispositif. Donc, l’opération qui correspondra à un renseignement obtenu par l’exercice de la torture aboutit à une opération qui tombe dans le vide. Cela étant dit, il y a toujours des groupes moins bien organisés, plus fragiles, qui n’auront pas pris les précautions nécessaires. Cela a pu jouer un rôle, mais marginal par rapport à la manière dont les opérations étaient conduites.

RFI : Il y a un autre aspect, c’est l’action psychologique. Dans le film, il y a plusieurs séquences, notamment une avec des haut-parleurs où l’on s’adresse à la population : « Habitant de la Casbah, ne vous fiez pas au FLN », etc. Quel est l’objectif de l’action psychologique ?

François Géré : L’objectif est de conquérir l’état d’esprit des populations. A partir de 1955, l’armée française avait créé les 5ème bureaux, qui étaient chargés de l’action psychologique, sous la direction du colonel Lacheroy. Ils reprenaient un certain nombre de méthodes qu’ils avaient vu fonctionner, utilisées par le Viet-Minh, en Indochine, et ils en avaient tiré la conclusion que dans un combat de ce genre, un combat essentiellement politique, l’objectif est de gagner à soi les populations. Il faut donc démontrer que ceux qui apporteront la paix, la sécurité, la prospérité, c’est la France et les militaires français. Il faut couper la population du FLN, car dans le cadre d’une guerre révolutionnaire, les guérilleros ou les terroristes selon la formule qu’on voudra employer, utilisent la population pour se dissimuler, pour obtenir le renseignement. Donc si on coupe le FLN du soutien de la population, on a gagné la bataille d’Alger et la guerre d’algérie.

RFI : On sait aujourd’hui que ce film a été projeté dans des écoles de guerre un peu partout dans le monde (notamment en août 2003, au Pentagone) a-t-il été projeté ici à l’Ecole de guerre à Paris ?

François Géré : Pas à ma connaissance… A partir de la levée de l’interdiction en France en 1971, tout le monde pouvait le voir. Tout ceux qui ont approché la guerre d’Algérie sont allés le voir. Voir un film comme ça, c’est un peu une action de sensibilisation, mais en fait très superficielle. L’apprentissage des techniques de la contre-guerre révolutionnaire et de la contre-guérilla urbaine, c’est un travail d’enseignement très long qui suppose un cycle d’un ou deux ans de formation, avec des entraînements, des simulations, des modélisations… Voir un film ne représente qu’une goutte d’eau dans la mer.

RFI : Alors pourtant, en Irak, les Américains sont vraisemblablement en train de remettre au goût du jour ce qui s’est fait pendant la bataille d’Alger…

François Géré : Les Américains ont un problème : ils n’avaient pas prévu ce qui allait se passer sur le terrain. Ils pensaient qu’une fois gagnée la guerre classique contre des forces classiques, ils n’auraient plus qu’à se retirer dans leur base en laissant les forces démocratiques irakiennes mettre en place un processus de normalisation politique. Il s’est avéré que cela ne se passe pas du tout comme ça. Ils font face à une guérilla, à la fois en rase-campagne, mais aussi urbaine, dissimulée. Selon la formule classique, les forces américaines patrouillent le jour dans des villes calmes et la nuit, la ville est entre les mains de leurs adversaires qui connaissent beaucoup mieux le terrain, qui ont un renseignement bien supérieur. Aujourd’hui, les Etats-Unis sont dans une impasse, car s’ils veulent vraiment établir la sécurité, il faut qu’ils fassent le travail eux-mêmes en appliquant des techniques qui ne sont pas très éloignées des pratiques des parachutistes français dans les villes d’Algérie pendant les années 50. Cela dit, c’est en contradiction avec l’objectif affiché : le retrait des troupes dans les bases en laissant le gouvernement de M. Allaoui régler les problèmes de sécurité. Malheureusement, on s’aperçoit que ça ne fonctionne pas.

RFI : Pour revenir au film, qui est le colonel Mathieu, le chef des parachutistes ? Incarne-t-il un personnage réel ?

François Géré : Il fusionne plusieurs personnages, parmi lesquels on retrouve les figures de Massu, de Bigeard… Tout ces officiers parachutistes qui avaient vécu l’expérience de l’Indochine avaient des visions très voisines, un esprit de corps très étroit. Les parachutistes, à cette époque-là, formaient une élite bien particulière et un peu trop différenciée du reste de l’armée française. S’il ne fallait en retenir qu’un, ce serait Trinquier, qui avait une conception plus technicienne de la contre-guérilla en milieu urbain. Bigeard, c’est plutôt l’homme de la chasse dans les djebels, il n’était pas très à son aise dans les opérations de la bataille d’Alger, alors que Trinquier a été véritablement un maître dans ce domaine.



par Propos recueillis par David  Servenay

Article publié le 29/10/2004 Dernière mise à jour le 01/11/2004 à 14:32 TU

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"La bataille d'Alger": un film historique

«Ce film est régulièrement diffusé dans les académies militaires du monde entier»

[01/11/2004]