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Cinquantenaire de l'insurrection algérienne

La Bataille d’Alger, une leçon de l’histoire

Le film "La bataille d'Alger" diffusé par la télévision franco-allemande Arte le 4 novembre 2004 a longtemps été censuré en France.
Le film "La bataille d'Alger" diffusé par la télévision franco-allemande Arte le 4 novembre 2004 a longtemps été censuré en France.
Ressorti dans les salles de cinéma depuis le printemps dernier, la Bataille d’Alger, de l’Italien Gillo Pontecorvo sera projeté pour la première fois à la télévision le 4 novembre 2004. Ce film, financé par le FLN, se veut avant tout un récit cru et historiquement exact du combat qui a opposé les militants nationalistes algériens aux parachutistes français. Film de fiction, tourné en décor naturel, il ressemble presque à un documentaire permettant de comprendre ce qui fut la première bataille de guérilla urbaine menée à l’échelle d’une grande ville.

Ce lundi matin, dans une petite rue de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, ils sont trois douzaines de spectateurs à faire la queue devant l’affiche de la Bataille d’Alger. Une affiche en couleur, pour un film noir et blanc : béret rouge, lunettes noires, uniforme de léopard, le colonel Mathieu, chef des parachutistes, plastronne. Dans la file d’attente, des étudiants curieux, des touristes américains et des anciens d’Algérie. Certains se défilent, « la séance va bientôt commencer »… D’autres admettent avoir attendu très longtemps avant de voir ce film.

Tourné en 1965, dans la Casbah d’Alger, l’œuvre de Gillo Pontecorvo a d’abord été censurée par les autorités françaises. Trop de souvenirs douloureux, trop de risques à un moment où l’OAS est encore active. En 1971, la censure délivre son visa, mais les projections s’interrompent rapidement. A Paris, un cinéma est plastiqué. A Lons-le-Saunier (Jura), un commando s’attaque à la salle, déchire l’écran de la toile et brûle la bobine à l’acide !

Il faudra attendre plus de trente ans pour revoir le film à l’affiche. Entre-temps, la fiction du cinéaste italien aura eu une très belle carrière internationale : dans toute l’Amérique du sud, en Europe, aux Etats-Unis, le film rencontre un vrai succès public. La critique n’est pas en reste : à Venise, il remporte le Lion d’or, à Cannes le Prix de la critique et se retrouve à Hollywood avec trois nominations aux Oscars. Aujourd’hui, les professionnels s’accordent à saluer une œuvre « rigoureuse », « sans manichéisme », mais surtout une vision à la limite du documentaire, tant est vraie la description des méthodes employées par les protagonistes de cette guerre si particulière.

Des méthodes mises au point en Indochine

« La bataille d’Alger a été un moment décisif de la guerre d’Algérie, dans la mesure où il y avait un lien très fort entre le politique et le militaire, précise François Géré, historien et chargé de mission à l’Ecole de guerre de Paris. Elle était devenue le symbole permettant de savoir si oui on non la population d’Alger était contrôlée par le FLN ». A la clef de ce défi : le contrôle de la capitale et, par extension, celui de tout le pays. Lorsque la 10ème Division parachutiste débarque dans la capitale, le 8 janvier 1957, sous le commandement du général Massu (Cavel dans le film), ses hommes ont les « pleins pouvoirs spéciaux » pour « rétablir l’ordre ». Alger vit depuis des mois au rythme des attentats perpétrés par le Front de libération nationale et tous les rapports de police indiquent que la casbah est devenu le refuge du « réseau bombes » du FLN.

Plus tard, les survivants de cette « bataille » préciseront avoir monté un réseau d’environ 1 500 personnes, éparpillées au milieu des 70 000 habitants du vieux quartier musulman. Les chefs de la 10ème DP n’ignorent rien de ce tableau et vont appliquer à cette « opération de police » les méthodes apprises les années précédentes en Indochine, dans le sanglant face-à-face qui les a opposé au Viet-Minh. Ce nouvel art de la guerre a une cible : la population. En vertu de l’adage désormais célèbre, repris de la doctrine maoïste et réinterprété par les Français, il faut « séparer le poisson de l’eau ». Autrement dit, couper toutes les filières logistiques et d’approvisionnement du réseau, terroriser la population pour l’empêcher d’apporter son soutien aux « terroristes » et enfin rallier les esprits à la justesse de la cause Algérie française. Une véritable opération politico-militaire.

Un travail de fichage de la population

Les pleins pouvoirs, cela signifie à la fois la force et le droit. Droit d’arrêter quiconque présente un profil dangereux (seul filtre, les « assignations » sont signés par le secrétaire général de la police, Paul Teitgen, qui démissionna avec fracas lorsqu’il s’aperçut qu’au moins 3 994 des assignés avaient bel et bien disparu), droit de perquisitionner, de jour comme de nuit, droit d’interroger « avec les moyens bien connus qui nous répugnent » (1). En clair, les parachutistes ont carte blanche pour sortir de l’impasse des politiques dépassés par l’ampleur de la révolte. Et pour appliquer ce que Gabriel Péries, professeur à l’Institut national des télécoms, nomme « l’exceptionnalité » dans la République, les paras s’inspirent des méthodes de la contre-guerre révolutionnaire : renseignement, quadrillage de la casbah, fichage des militants…

« Le renseignement dans ce genre de situation, est à la base de tout, poursuit François Géré, toute la question, c’est comment obtient-on ce renseignement ? A 95%, c’est un travail mécanique et quasi policier de fichage de la population. Il faut savoir qui est qui, qui habite à tel endroit, combien il y a de personnes dans telle maison, à combien d’individus se monte telle famille ». Or, tous ces aspects apparaissent dans le film de Pontecorvo, parfois de manière sibylline -un unique plan montre un soldat barbouillant des lettres à la peinture sur une maison- mais toujours très réaliste.

Evidemment, la question polémique, et déjà très médiatisée à l’époque, de la torture a retenu l’attention des scénaristes. Yacef Saadi, ancien chef de la Zone autonome d’Alger, joue son propre rôle tout en étant aussi producteur du film. Comment expliquer ce réalisme ? Dans un récent entretien accordé à l’Humanité (2), Pontecorvo raconte la préparation du film avec le scénariste Franco Solinas : « Nous avons été pendant des semaines en Algérie pour travailler, nous nous sommes aussi rendus à Paris pour parler avec des gradés de haut rang afin d’avoir les deux sons de cloche ». Ce souci du détail serait allé jusqu’à une rencontre avec le colonel Roger Trinquier, l’un des grands maîtres de la Bataille d’Alger, alors retiré des cadres d’active de l’armée.

Objectif : faire basculer la population

« Mathieu ? C’est Bigeard ! » : ces propos de Yacef Saadi sont rapportés dans le dernier livre de la journaliste Marie-Monique Robin (3). Pourtant, à bien observer le personnage incarné par Jean Martin, seul comédien professionnel du film, le colonel Mathieu, sec, un brin dégingandé et au langage châtié semble plus proche de Trinquier que de Bigeard, « l’homme de la chasse dans les djebels ». « C’est la conjonction de plusieurs caractères réels, Bigeard, Trinquier et d’autres, ajoute l’historien Paul Villatoux, mais avec une part d’imaginaire : il y a véritablement un caractère de l’officier parachutiste en Algérie, avec une volonté de magnifier ce personnage et c’est paradoxal dans ce film, d’autant plus qu’il a été réalisé quelques années seulement après ces événements ». Spécialiste de l’action psychologique, Paul Villatoux analyse les séquences où les parachutistes de Mathieu distribuent bonbons et pains à la population de la casbah : «le premier objectif de l’action psychologique, c’est de briser la grève, avec toujours les mêmes moyens : les hauts-parleurs, le tract, premier de tous les moyens utilisés dans les guerres, comme en Indochine hier, comme en Irak ou en Afghanistan aujourd’hui ».

L’espoir est le pendant de la peur suscitée par les pratiques de torture : « l’objectif, c’est faire adhérer la population, car d’un côté la terreur fait adhérer, on le sait depuis les analyses pavloviennes, si on vous tape sur la tête, ça fait ‘aïe’, donc ça fait fonctionner vos cordes vocales, à partir d’un moment cela s’appelle une réaction psychologique ! poursuit le politologue Gabriel Péries, Si en plus, après le « aïe », quelqu’un vient et vous donne un bonbon en vous passant la main dans les cheveux, eh bien la sucrerie aidant, vous n’allez plus dire ‘aïe’, vous allez sucer tranquillement votre bonbon. Ce sont des phénomènes mécaniques, on appelait cela la guerre des bascules, on faisait basculer la population. Le FLN aussi utilisait ces pratiques, la terreur de masse est une pratique d’adhésion que l’on a revu dans les années 90 en Algérie, dans la lutte contre les islamistes ».

Un film et une bataille étudiée par toutes les armées

Dernier paradoxe de ce film si proche de la réalité, sa récupération dans la plupart des académies  militaires ayant à leur programme les techniques de lutte anti-subversive (4). Dans l’Argentine des généraux, dans les écoles de guerre des forces spéciales aux Etats-Unis, en Israël, au début de la première Intifada, les élèves-officiers « psy-ops » ont tous vu cette représentation parfaite d’un modèle de guerre. Cela veut-il dire que la Bataille d’Alger est devenue une expérience fondatrice de la guerre moderne ? Les officiers du Pentagone ont livré leur réponse, à l’été 2003, en lançant une invitation à découvrir, lors d’une projection spéciale, le film de Pontecorvo. Sur le carton d’invitation, l’accroche est sans ambiguités : « Des enfants qui tirent à bout portant sur des soldats. Des femmes qui posent des bombes dans des cafés. Bientôt la population arabe communie dans une ferveur folle. Cela ne vous rappelle pas quelque chose ? Les Français ont un plan. Tactiquement, c’est un succès, stratégiquement, c’est un échec politique. Pour comprendre pourquoi, venez assister à une rare projection de ce film ».

Nos experts sont partagés. Paul Villatoux estime qu’il est « impossible de comparer les situations, parce qu’on ne sait pas aujourd’hui, ce qui se passe vraiment en Irak ». Pour Gabriel Péries, au contraire, dès lors que les militaires se mettaient à penser torture, action psychologique et terreur de masse, « il fallait s’attendre à une remise en cause du politique en général et de la politique de Bush en particulier, car ce modèle est prévisible, c’est d’ailleurs ce qui s’est passé avec le scandale de la prison d’Abou Ghraïb ».

Et François Géré de conclure : « Les Etats-Unis sont un peu dans une impasse, parce que s’ils veulent véritablement établir la sécurité il faut qu’ils fassent le travail eux-mêmes, en appliquant, effectivement, des techniques qui ne sont pas très éloignées de ce qu’ont pu pratiquer les parachutistes français dans les villes d’Algérie dans les années 50. Cela étant dit, c’est contradictoire avec l’objectif affiché de faire rentrer les troupes américaines dans les bases et de laisser le gouvernement de M. Alaoui régler ces problèmes de sécurité ». L’historien, qui est aussi chargé des orientations pédagogiques des enseignements délivrés à l’Ecole de guerre de Paris, l’assure : « en tout cas, en France, nous avons définitivement écarté ce genre de pratique, à l’exception des directives d’information dans les opérations de maintien de la paix menée sous l’égide de l’ONU ». Une des lointaines conséquences de la Bataille d’Alger…

par David  Servenay

Article publié le 29/10/2004 Dernière mise à jour le 01/11/2004 à 14:33 TU

(1) Expression utilisée par le lieutenant-colonel Bigeard, commandant du 3ème Régiment des parachutistes coloniaux, dans l’un des rares textes officiels évoquant ces pratiques, publié dans Le temps des Léopards, d’Yves Courrière, en 1967. Le terme « torture » n’est jamais évoqué.

(2) Entretien paru le 22 mai 2004 et réalisé à l’occasion de projection du film à Cannes, dans la section Cannes Classics.

(3) Escadrons de la mort, l’école française, la Découverte, 2004.

(4) Derrière ce vocable, traduction proche du terme anglais « counter-insurgency », il convient de rassembler l’ensemble des tactiques indirectes utilisées dans le cadre d’un conflit, à la fois l’action psychologique, les outils de terreur, de ralliement et le contrôle du territoire.

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"La bataille d'Alger": un film historique

«Ce film est régulièrement diffusé dans les académies militaires du monde entier»

[01/11/2004]