Côte d'Ivoire
«Vider la rue»
(Photo : AFP)
«Si ce n'est pas une bavure, alors on sanctionnera ceux qui doivent être sanctionnés», a tenté Laurent Gbagbo mercredi soir, à propos du raid ivoirien du 6 novembre. Mais «l’œuf est cassé», comme le disent les Ivoiriens. La réplique française a été sans appel et fracassante pour l’armée ivoirienne. Quant aux relations entre Paris et Abidjan, la messe est dite avec l’hommage national rendu mercredi aux soldats «morts pour la France et pour la paix». Pourtant, avant ce funeste fiasco, et sur fond de mises en gardes répétées de Jacques Chirac à Laurent Gbagbo, les «forces impartiales» françaises ont laissé pendant deux jours les chasseurs ivoiriens circuler au-dessus de la zone tampon pour frapper leurs adversaires. Les Nations unies n’ont pas donné l’ordre d’intervenir dit aujourd’hui l’ état-major français.
Laurent Gbagbo n’est pas le seul à avoir jugé que Paris pouvait laisser les Forces armées nationales de Cote d’Ivoire (Fanci) imposer la «réunification» aux anciens rebelles des Forces nouvelles (FN). Cela n’aurait pas empêché la France de continuer à promouvoir ses accords de Marcoussis. En tant que violation caractérisée du cessez-le-feu, l’opération pouvait même servir d’argument pour exercer des pressions diplomatiques sur le pouvoir et le ramener à la table des négociations, face à des rebelles, sinon les désarmés de force, du moins dépouillé de leur atout principal, le contrôle militarisé de la moitié du pays. L’aura de la reconquête de la souveraineté nationale aurait peut-être même dégagé le président Gbagbo de la tentation populiste qui crispe ses positions. Mais l’échec est consommé. Et, aujourd’hui, lorsqu’il parle de «vider la rue», Paris entend que Laurent Gbagbo manipule effectivement les «30 000 voyous dénombrés dans les rues», selon la ministre française de la Défense, Michèle Alliot-Marie.
Aller sans retour
De nombreux Français de Côte d’Ivoire ont demandé un aller simple pour la mère patrie. Jusqu’à mercredi, Paris répugnait à évoquer leur évacuation. Il est vrai que la mobilisation militaire de la France en Côte d’Ivoire ne peut guère se justifier comme une suite du 6 novembre. «Les instructions données depuis lors aux forces françaises visaient exclusivement à porter secours à nos ressortissants et à sécuriser l'aéroport et les diverses installations françaises à Abidjan», expliquait d’ailleurs mardi le chef de la diplomatie française, Michel Barnier. Paris avait quand même auparavant annoncé que les avions français seraient désormais basés à Lomé, au Togo. Fermé au trafic civil depuis le 6 novembre par les forces françaises qui le contrôlaient, l’aéroport d’Abidjan devait rouvrir jeudi, de source ivoirienne.
Déjà, mercredi, les blindés français s’étaient éloignés de l’hôtel Ivoire où sont morts des manifestants ivoiriens qui accusaient Paris de vouloir déposer Gbagbo. Selon la ministre française de la Défense, ces victimes ne sont pas tombées sous des balles françaises mais dans «des échanges de coups et de tirs entre la foule, les jeunes patriotes et les militaires et gendarmes ivoiriens qui étaient en interposition entre la foule et les blindés français». Un démenti que les Ivoiriens risquent de ne pas vouloir entendre sauf à relancer contre les forces de l’ordre ivoiriennes les accusations de traîtrises ou de complicité avec Paris, déjà prononcées ces derniers mois.
Jeudi, l’annonce de la mort du Palestinien Yasser Arafat renvoyait à lundi prochain la décision du Conseil de sécurité sur la résolution française qui prévoyait, entre autres sanctions, des mesures «à l'encontre de tous ceux qui feraient obstacle au processus de paix». Mardi soir, l’ambassadeur de France aux Nations unies indiquait qu’il l’avait assortie de conditions et d’un bref délai de réflexion. Cela sonne plutôt comme un ultimatum, vu d’Abidjan, où les manifestants accusent la France d’être juge et partie depuis son intervention militaire en 2002. Dans les mois qui avaient suivi, côté Fanci, une majorité de soldats et d’officiers postés tout près de l’ancienne ligne de front avaient en effet continué d’accuser l’armée française d’avoir gelé les positions des belligérants pour consommer la césure ivoirienne. Ils lui reprochaient de n’avoir pas joué de l’accord de défense entre les deux pays pour repousser la tentative de coup d’Etat de septembre 2002 et cela par sympathie pour le chef du RDR, l’ancien Premier ministre Alassane Ouattara, véritable instigateur de la rébellion selon eux.
Bras de fer franco-ivoirien
Depuis 2002, l’administration Chirac n’a jamais caché son peu d’affinité avec Laurent Gbagbo. En même temps, la diplomatie française se déclarait résolue à soutenir sa légalité institutionnelle de «président élu». Elle a néanmoins tenté en janvier 2003 de «tordre le bras de Gbabo», selon le mot prêté à son chef de l’époque, Dominique de Villepin. A Abidjan, l’épisode Marcoussis-Kléber a été largement vécu comme la mise au pilori du chef de l’Etat ivoirien, une violence impériale, une humiliation nationale. Ce ressentiment a sans aucun doute servi Laurent Gbagbo. Mais en même temps il lui interdisait de rentrer en Côte d’Ivoire avec un Premier ministre issu du parti d’Alassane Ouattara et des chefs rebelles comme ministres de la Défense et de l’Intérieur. A cette idée, les casernes étaient d’ailleurs elles-aussi en ébullition. Gbagbo s’accrochant à la Constitution, Paris a rabattu partiellement ses exigences
Au total, chaque camp, celui des anciens rebelles comme celui du pouvoir, a tour à tour accusé la France de jouer elle-aussi un double jeu, exprimant la même attraction-répulsion pour l’ancienne puissance coloniale. Mais finalement, ce face-à-face Paris-Abidjan tourne au désastre pour les ressortissants français. Ils partageaient de longue date le quotidien des Ivoiriens et craignent aujourd’hui que le point de non retour soit atteint. Le bras de fer franco-ivoirien occulte aussi la profondeur de la guerre de succession d’Houphouët-Boigny. Dès la fin des années quatre-vingt-dix, celle-ci a tourné à la confrontation civile, la crise socio-économique catalysant l’agitation populaire.
Depuis des années, le chômage n’a cessé d’aiguiser la pression sur les terres et d’interroger l’avenir de la Côte d’Ivoire comme pays d’immigration pour la sous-région. Les prétendants à la succession d’Houphouët-Boigny ont choisi de se disputer l’héritage dans une surenchère populiste marquée par des raccourcis ethnistes, religieux ou xénophobes auxquels aucun d’entre eux n’est raisonnablement suspect d’adhérer véritablement. Mais le poison a produit des effets interactifs. La problématique ivoirienne se double d’une fièvre nationaliste anti-française qui obère l’action politico-militaire de la France en Côte d’Ivoire.
«La France met tout en oeuvre avec les Nations unies et l'Union africaine pour que le processus de réconciliation nationale défini à Marcoussis et à Accra, qui engage les autorités et l'ensemble des parties ivoiriennes, reprenne son cours dans le respect de la souveraineté et de l'unité de ce pays ami», déclarait Jacques Chirac mercredi. Un credo sur lequel le Sud-Africain Thabo Mbéki est désormais mandaté, en l’absence de solution de rechange. En attendant, les Français sont rapatriés de Côte d’Ivoire. L’ambassadeur de Côte d’Ivoire aux Nations unies dénonce «un usage excessif de la force» et «une violation flagrante de la souveraineté». Mais Laurent Gbagbo ne demande pas le départ des troupes françaises.
par Monique Mas
Article publié le 11/11/2004 Dernière mise à jour le 11/11/2004 à 15:25 TU