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Orient

Mille ans de poésie et de peinture

Le Joueur de flûte, page d¹un album, miniature, Istanbul, XVIe siècle.
 

		(Photo : Bibliothèque du musée de Topkapi, Istanbul)
Le Joueur de flûte, page d¹un album, miniature, Istanbul, XVIe siècle.
(Photo : Bibliothèque du musée de Topkapi, Istanbul)
Pour la première fois la poésie des trois grandes cultures islamiques est rassemblée dans un seul et même recueil, sans prétendre pour autant à l’impossible exhaustivité. Cent-dix poèmes arabes, persans et turcs, du VIème au XXème siècles ont été soigneusement choisis en fonction de leur représentativité. Ils ont été richement illustrés par 200 peintures d’Orient, dont de nombreuses inédites, principalement conservées à la Bibliothèque nationale de France, dans la collection du Prince Aga Khan à Genève, au musée Topkapi d’Istanbul, au musée du Caire, au Metropolitan museum de New York, et à la Free art gallery de Washington. C’est un beau livre, à la fois d’art et d’érudition, qui entrelace littérature et art plastique pour approcher ces civilisations qui se sont sans cesse ramifiées du Moyen-Orient jusqu’à l’Europe, entre le début de l’Hégire, c’est-à-dire l’ère musulmane, et notre période contemporaine -où, curieusement, les chercheurs constatent une récente et étonnante déconnexion, chacun ignorant ce que produit en littérature son voisin. Les éminents spécialistes réunis pour ce travail ont mis l’accent sur des textes qui ont su traverser le temps et rester d’actualité.

Premier réflexe du lecteur, feuilleter le livre. Surprise: les peintures ne sont pas qu’enluminures et calligraphie; l’historien Michael Barry, qui préface l’ouvrage, nous initie à l’esthétique musulmane, ses codes, sa valeur symbolique et ses évolutions, expliquant comment, dans les premiers temps de l’islam, l’interdiction de représenter des êtres vivants s’appliquait uniquement aux mosquées. La Sunna, recueil de récits traditionnels de la vie du Prophète attribue à Mahomet la phrase «Les anges n’entrent pas dans les temples où il y a des images». Les peintres, de confession musulmane, ne s’interdisaient pas la représentation humaine et, aux côtés des peintures de cour rendant hommage à de valeureux guerriers, ou célébrant des rois et des princes, on trouve des scènes de courtoisie, de scènes d’amour physique très osées (par exemple celle des Noces de Khosrow et Shirin, page du Khamseh de Nezâmi, XVIIème s., ou Couple d’amoureux, page du Khamseh d’Amir Khosrow, Chirâz, XVème s.), de femmes nues (Danseuse du harem de Topkapi, Istanbul, 17èmes., ou Le voyeur, page du Khamseh de Nezâmi, Chirâz, XVème s.), et même d’étreintes homosexuelles (Portrait de shâh ‘Abbâs Ier enlaçant un page, de Mahamed Qâsim Mosavvar, XVIIème s.). Le livre va à l’encontre des idées reçues ou trop communément répandues : «Je voulais évoquer l’Orient d’une façon différente, dans une démarche de réhabilitation de ces belles et anciennes civilisations», déclare l’éditrice, Diane de Selliers.

Pierre Lory, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, et auteur de nombreux ouvrages sur la littérature musulmane, souligne : «A l’heure où la mention du monde musulman évoque des images souvent crispées, voire grimaçantes, cet ouvrage nous ouvre sur des espaces d’amour et de détresse, des frémissements de joie ou de désespoir qu’on fait surgir des poètes et des peintres arabes, persans et turcs». Quelques peintures d’êtres vivants sont donc réalisées au cours des premières années de l’Hégire, et cette peinture sera vite délaissée au profit de décorations de type géométrique. La peinture contemporaine, inspirée par tous les mouvements de recherche occidentale, utilise les codes de la peinture abstraite en gardant l’empreinte de la tradition. Deux exemples, l’œuvre de Shakir Hassan al-Saïd (Irak,1925-2004) puise dans les arts décoratifs populaires et religieux (Ecriture sur un mur, 1984). Plus figurative, Femmes portant des coupes, de Baya, une des plus grandes artistes féminines autodidactes du XXème s. née à Bordj el-Kiffan (Algérie), n’est pas sans rappeler la sensibilité d’un Henri Matisse.

Abû Zayd et al-Harith arrivant dans un village, page du Maqâmât de al-Harîrî, miniature, Bagdad, 1236-1237.
 

		(Photo : Bibliothèque nationale de France, Paris)
Abû Zayd et al-Harith arrivant dans un village, page du Maqâmât de al-Harîrî, miniature, Bagdad, 1236-1237.
(Photo : Bibliothèque nationale de France, Paris)
La peinture comme relais du genre littéraire

Les iconographies, tirées pour la plupart de manuscrits prestigieux ou parfois de peintures murales font l’objet de commentaires donnant des informations sur les grands peintres, les personnages ou les histoires mythiques qui ont le plus inspiré les artistes. «Elles ne sont pas de simples illustrations des poèmes traduits, elles participent de l’écriture poétique et doivent être approchées comme un relais supplémentaire du genre littéraire», explique Leili Anvar-Chenderoff, maître de conférence en langue et littérature persanes à L’Inalco. Nombre de miniatures reprennent par exemple pour thème la Légende de Madjnun et Leyli,  qui rapporte les amours éperdues et contrariées des deux êtres, une légende que Leili Anvar-Chenderoff  considère fondatrice de toute une tradition littéraire, «un véritable fil rouge de l’expression littéraire et artistique que l’on retrouve dans les trois civilisations et au cours des siècles. L’amour impossible de Madjnun pour Leyli qui devient l’objet de son idolâtrie, et le symbole mystique des désirs jamais assouvis. Cette histoire d’amour est sans conteste la plus lue, la plus copiée et illustrée du monde oriental».

La présentation des poèmes dans l’ordre chronologique met en valeur «l’évolution similaire que les trois grandes cultures arabe, persane et turque ont connu dans le développement de leur expression artistique suivant les époques, les conquêtes et les dominations. Elles se sont succédées, interpellées, enrichies les unes les autres pour créer cette force culturelle des pays de l’Orient», explique Leili Anvar-Chenderoff, à qui l’on doit la traduction des poèmes persans de l’ouvrage. Les poètes arabes de la période pré-islamique créent VI s. une poésie populaire qui les accompagne dans leur vie nomade. A partir du VIIIème s., la poésie de cour se développe et stimule les poètes persans: parmi les grands noms, on retient Ferdowsi au Xème s., Omar Kayyâm au XIème s., Rumi au XIIIème s., fondateur de l’ordre des Derviches-tourneurs, et Rudaki, qui s’est essayé à des genres très divers -panégyrique, lyrique, bachique avec beaucoup de succès.

Aristocrate conversant avec un jeune Derviche, miniature, Qazvîn, vers 1590. 

		(Photo : Collection du Prince Sadruddin Aga Khan, Genève)
Aristocrate conversant avec un jeune Derviche, miniature, Qazvîn, vers 1590.
(Photo : Collection du Prince Sadruddin Aga Khan, Genève)
Poésie, témoin d’une luxuriance culturelle

Certes il existe une poésie arabe ante-islamique. Elle était essentiellement orale et nomade. Cette poésie en langue arabe classique connaît sa période la plus brillante durant les cinq premiers siècles de l’ère hégirienne (du VIIème  au XIème s.), les poètes s’inspirant des modèles anciens de facture bédouine : «on reste abasourdi devant la richesse du patrimoine poétique arabe ancien, la subtilité du lexique, la puissance de l’expression nées dans le monde tribal si pauvre, si dépourvu, techniquement si limité. Or, malgré ces conditions si difficiles, la poésie arabe pré-islamique ne relate pas seulement des faits d’armes ou des éléments de la vie bédouine, elle traduit également des sentiments amoureux riches et élaborés, la fascination devant une nature somptueuse et inquiétante, une confrontation déchirante et altière avec la mort toujours proche», souligne Pierre Lory, professeur au Collège de France, spécialiste de l’islam et de la civilisation arabe. Le siècle le plus marquant dans la poésie arabe est le IXème s., qui voit l’apogée de la culture arabe islamique.

Avec l’apparition de l’islam, le Coran est devenu le modèle poétique par excellence, mais les poètes ont continué de puiser leur inspiration dans le fonds traditionnel, et «le noyau de l’islam moyen-oriental s’est structuré autour de trois langues constitutives de civilisations très proches à bien des égards, le premier point de rencontre étant celui du partage d’une même religion», explique Leili Anvar-Chenderoff . «A partir du Xème s., la poésie persane se calque sur la poésie arabe au même titre, si on veut dresser un parallèle, que les poètes de la Pléiade à la Renaissance en France, faisaient référence aux modèles latins». Plusieurs poètes brillants mêlent leurs influences et puisent dans le même réservoir thématique. Il arrive parfois que les poètes écrivent à la fois des poèmes d’amour mystique et des poèmes d’amour charnel: au XIVème s., il est difficile de démêler dans l’œuvre de Hâfez par exemple, le mystique du profane.

Scène de cour dans un jardin, page du Shânameh de Firdowsi, miniature, Chiraz, 1510-1540. 

		(Photo : Institut d¹Études Orientales, Saint-Pétersbourg )
Scène de cour dans un jardin, page du Shânameh de Firdowsi, miniature, Chiraz, 1510-1540.
(Photo : Institut d¹Études Orientales, Saint-Pétersbourg )

La poésie turque, quant à elle, qui était une langue orale lorsque l’arabe se réservait l’écrit, prend son essor au XIIIème s. avec Yunus Emre, alors même que la poésie arabe s’essouffle, souffrant des invasions successives mongole, ottomane et française. «L’histoire raconte que Yunus Emre chantait ses poèmes dans la cour de son monastère et que, les pèlerins, séduits par sa prose, les auraient diffusés dans toute l’Anatolie». Deux genres de poésie s’opposent dès les débuts de la civilisation ottomane au XIIIème s., la poésie populaire, et la poésie de cour. «La première est rédigée par les mystiques et les fous considérés comme les élus de Dieu, à savoir les poètes errants qui, sous prétexte de chanter l’amour de Dieu, l’amour courtois ou l’ardeur guerrière, dénoncent le fanatisme et le despotisme du pouvoir politique et religieux. La seconde, dite poésie classique ou poésie du divan, suit des règles de versification précise dont le modèle inventé par les arabes a été transmis aux turcs par le truchement des persans».

Ces trois traditions poétiques n’ont donc pas évolué de manière cloisonnée, utilisant une langue savante commune, un monde symbolique homogène et des usages métaphoriques communs. Dès le XIXème , mais surtout au XXème s., les écrivains se sont intéressés aux recherches occidentales. «Plus intimiste, et plus diversifiée dans ses thématiques qui introduisent des préoccupations d’ordre social par exemple, cette poésie orientale explore le vers libre et la prose poétique, mais curieusement, souligne Leïli Anvar-Chemderoff, les échanges littéraires entre chaque pays était plus riches et plus intenses à l’époque médiévale qu’à l’époque moderne contemporaine. On assiste à un repli à l’intérieur des frontières de chacun, et les œuvres contemporaines en arabe et en turc par exemple ne sont pas traduites en persan».


par Dominique  Raizon

Article publié le 15/11/2004 Dernière mise à jour le 15/11/2004 à 14:09 TU