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Côte d'Ivoire

Diplomatie de l’invective

Aprés la neutralisation des deux avions de chasse Sukhoï, Gbagbo previent : « <EM>si l'armée française les détruit à nouveau, on en achètera une nouvelle fois</EM>. » 

		(Photo : AFP)
Aprés la neutralisation des deux avions de chasse Sukhoï, Gbagbo previent : « si l'armée française les détruit à nouveau, on en achètera une nouvelle fois. »
(Photo : AFP)
Pour justifier l’action politico-militaire de la France en Côte d’Ivoire, Jacques Chirac invoquait dimanche une possible dérive «fasciste» du régime Gbagbo. «C’est une insulte», répond lundi le chef de l’Etat ivoirien, dans les colonnes du quotidien français Libération. Laurent Gbagbo renvoie à son homologue français le grief d’avoir «soutenu le parti unique en Côte d’ivoire pendant quarante ans», le système le «plus proche du fascisme». Paris brandit la menace de sanctions onusiennes et Abidjan consacre son état-major de guerre. Chirac et Gbagbo personnalisent un conflit qui a déjà débordé les hautes sphères politiques.

Jacques Chirac ne fait pas «une guerre coloniale» à la Côte d’Ivoire mais il ne veut pas «laisser se développer un système pouvant conduire à l’anarchie ou à un régime de nature fasciste». Pour étayer ses accusations, Jacques Chirac évoque «une chasse aux Blancs et aux étrangers». Pour le vulgum pecus, cela signifie que la France va continuer d’intervenir en terre africaine. Et cela, contre un régime inamical et dangereux, celui de Gbagbo. Quant au mandat d’intervention, la diplomatie française reste floue sur le contenu de l’accord de défense franco-ivoirien. Elle préfère mettre en avant le rôle de force d’intervention rapide joué par les troupes françaises de l’opération Licorne à la demande de la Mission des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci). L’articulation entre les deux reste obscure au néophyte. Pour le reste, nul ne doute de la capacité française à obtenir du Conseil de sécurité les résolutions et le mandat nécessaires.

«La France a pris le parti des rebelles» en anéantissant «tout ce qui faisait notre supériorité absolue», accuse Laurent Gbagbo. Pour sa part, il attribue à l’ancien système de parti unique l’origine des «derniers déchirements» d’une «transition démocratique» jadis interdite par la monopolisation de l’action politique. «C'est nous qui étions en prison sous le régime de parti unique soutenu pas la France» reprend Laurent Gbagbo. En ce temps là, au début des années quatre-vingt-dix, Jacques Chirac prophétisait en substance que «le pluralisme politique, c’est le chaos ethnique assuré». Il reprenait ainsi l’antienne de feu le président Félix Houphouët-Boigny qui était alors confronté à un mouvement de contestation auquel participait «l’opposant» Gbagbo. Le passé refait surface. Mais selon Laurent Gbagbo, si les Français, en raison de leur engagement politique et militaire ont été eux aussi touchés par les «convulsions» de l’accouchement ivoirien, celles-ci «auraient de toute façon eu lieu sans eux».

"L'homme de la situation"

«Au lieu de désarmer [les rebelles], c'est moi qu'on juge», déplore le président ivoirien. Il dénonce une «injustice intolérable». Mais, il ne désarme pas, comme en témoigne la promotion dimanche du lieutenant-colonel Philippe Mangou, élevé au grade de colonel-major et au rang de chef d'état-major des armée, à la place du général Mathias Doué. Ce dernier, aurait été appelé à d’autres fonctions, une mesure  «purement administrative», selon Laurent Gbagbo. «Les rebelles nous ont surpris dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002», dit-il à Libération, «j’ai trouvé une armée gouvernementale non armée, je l’ai équipée». Reste qu’avant même son arrivée au pouvoir, l’armée ivoirienne s’était révélée factieuse et pas spontanément républicaine comme l’ont montré les épisodes successifs du renversement de l’ancien président Bédié et de la «rébellion», pour ne citer que ceux-là. Mais en septembre 2002, c’est justement le Saint-Cyrien Mangou qui avait en charge le commandement du «théâtre des opérations» de guerre. Depuis, il est resté basé à Yamoussoukro, sur les positions gouvernementales de l’ancienne ligne de front.

Aujourd’hui, le chef d’état major français des armées, le général Henri Bentégeat estime que si le bombardement du cantonnement français de Bouaké était bien un acte délibéré, il a été décidé à un «niveau intermédiaire». En clair, ce n’est pas Laurent Gbagbo qui en aurait donné l’ordre et certains observateurs estiment que les changements décidés dans l’état-major ivoirien correspondent à des sanctions frappant les auteurs du «coup-fourré de Bouaké» (selon le mot de Gbagbo), le chef de l’aviation militaire ivoirienne ayant été limogé. Les «durs», ou du moins les «faucons anti-français» auraient ainsi été écartés. D’autres présentent au contraire la nomination du colonel comme un durcissement.

Le nouveau chef d’état major des armées ivoiriennes, le colonel Philippe Mangou se caractérise surtout par son statut de «chef de guerre» depuis 2002. Il était en tout cas aux premières loges opérationnelles pour constater le désastre du 6 novembre. Lui-même se tenait prêt pour une offensive terrestre «décisive». Laurent Gbagbo le considère comme «l’homme de la situation, accepté par l’ensemble de l’armée». Le Colonel Mangou peut même espérer commander les avions de chasse que Laurent Gbagbo compte bien se procurer en dépit de l’embargo militaire qui s’annonce. «Si l'armée française les détruit à nouveau, on en achètera une nouvelle fois».

Dans les médias de masse des deux pays, ce duel au sommet entre les présidents Gbagbo et Chirac se conjugue avec la diffusion en boucle, côté ivoirien, des images de victimes des manifestations anti-françaises – officiellement 62 morts et 1 200 blessés – et, côté français, avec la détresse des rapatriés de Côte d’Ivoire, déjà plus de 5 000 lundi. Pour autant, mercredi dernier, la diplomatie française précisait encore que «il ne s'agit pas d'une évacuation, ce terme est impropre. Nous n'avons pas donné de consigne de départ». De son côté, tout en se mettant ouvertement en ordre de bataille, le président ivoirien n’a toujours pas demandé le départ des troupes françaises.

Quand Chirac dénonce «une minorité agissante autour d'un régime contestable», Gbagbo rétorque que «les Français ne se sont pas rendus compte qu'ils faisaient de moi un martyr». Un dialogue de sourds sélectivement repris en France et en Côte d’Ivoire, bien au-delà des sphères d’influence respective des deux chefs d’Etat. De ces échanges acides paraissent émerger une volonté française de ramener Gbagbo à la table des négociations et une détermination ivoirienne à obtenir le désarmement des rebelles. Dans ce rapport de force, Paris bénéficie de l’appui international, et de la force de frappe. La France table peut-être aussi sur l’idée que «nécessité économique fait loi». Mais, dans l’immédiat, pour Paris comme pour Abidjan, la destruction de l’aviation militaire ivoirienne et le départ massif des Français de Côte d’Ivoire, les derniers résultats de cette diplomatie de l’invective font figure de victoire à la Pyrrhus.



par Monique  Mas

Article publié le 15/11/2004 Dernière mise à jour le 15/11/2004 à 17:53 TU