Sommet de la Francophonie: Ouagadougou 2004
Roger Dehaybe : « Prenons en compte la diversité culturelle, et nous aurons un autre développement »
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RFI : Qu’est-ce que l’adoption, à Ouagadougou, du Cadre décennal va changer ?
Roger Dehaybe : Beaucoup de choses ! Jusqu’à présent, la communauté internationale mais aussi la communauté et les Etats francophones eux-mêmes n’avaient pas une vision claire, stratégique, de ce que voulait la Francophonie. C’est normal, parce que finalement c’est une institution relativement récente, qui bouge beaucoup. Donc il est bon, à un moment donné, de développer une réflexion à la fois sur ce qui a été réalisé et sur ce qui est fait aujourd’hui. Ouagadougou sera le sommet de la synthèse : la Francophonie, qui a travaillé sur l’éducation, la culture, l’économie, les droits de l’homme de manière sectorielle, va aborder le problème du développement durable, concept qui englobe l’ensemble. En se donnant un plan d’action à dix ans, elle va réaliser la synthèse entre les approches sectorielles développées depuis trente ans et une vision beaucoup plus politique, dans la perspective de cette durabilité. C’est donc un sommet important : l’organisation va vivre un vrai tournant à Ouagadougou.
Nous aurons ainsi un cadre stratégique, adopté par les chefs d’Etats. Parallèlement, à l’AIF, nous avions demandé une programmation sur des rythmes plus longs. Parce que la programmation biennale ne permet pas d’imaginer de vraies stratégies, d’identifier de vrais objectifs, d’analyser de vrais résultats. Quand nous développons une action, on fait se rencontrer des experts, s’échanger des méthodes. A deux ans, voilà le résultat : on constate que les experts se voient et que les méthodes s’échangent. A quatre ans, si nous avions rassemblé cinq Etats autour d’une table et fixé des objectifs pour chacun d’eux, nous mesurons les résultats. C’est une toute autre méthode de travail.
RFI : Vous évoquez une synthèse entre francophonie politique et francophonie de coopération. C’est un élargissement, en quelque sorte ?
R. D. : Un approfondissement. Et c’est logique. Peut-on aborder les problèmes de développement d’une communauté sans prendre en compte tous les éléments qui l’influencent ? Si vous voulez développer un pays, vous avez besoin d’une main d’œuvre, donc vous avez besoin d’une politique d’éducation, puis d’un environnement favorable à l’investissement, donc d’un état de droit et de démocratie, puis d’investissements, donc d’une économie, et puis, pour ne pas détruire le paysage urbain, d’une politique de l’environnement… D’ailleurs, aujourd’hui, toutes les organisations internationales, aussi spécialisées soient-elles, débordent de leur champ, ou tout au moins recherchent la collaboration d’autres instances abordant des champs différents. Le monde est global, le développement aussi.
RFI : Des réticences s’expriment-elles quant à l’évolution vers une organisation politique ?
R. D. : Mais la Francophonie a toujours été politique ! Quand, en 1970, des Etats se mettent autour d’une table pour adopter un traité international, c’est un acte politique. Simplement, la coopération développée n’était pas mise dans une perspective politique. Il est vrai qu’au sommet de Hanoï (1997), les choses ont été exprimées beaucoup plus fortement. Ce qui s’est traduit par l’élection, par les chefs d’Etat, d’un secrétaire général qui donne aujourd’hui une visibilité et une impulsion politiques. Tous les membres de notre communauté adhèrent à cette démarche. Il n’y a pas la moindre réticence.
Reste, cependant, que le sujet de la bonne gouvernance, notamment sur un continent africain agité de crises, pose la question de la capacité d’intervention d’une organisation comme la nôtre. On l’a bien vu à Bamako, quand nous adoptions une déclaration forte en matière de démocratie : un ou deux Etats ont eu des réticences par rapport à une Francophonie interventionniste, qui dénoncerait par exemple une violation des droits de l’homme dans un Etat membre. Mais les réticences se situent uniquement à ce niveau-là. Tout pays est membre d’organisations internationales – à commencer par l’Onu – ayant une démarche politique : il n’y a aucune raison d’empêcher la Francophonie d’avoir une telle démarche.
RFI : Comment s’articulent les notions de diversité culturelle et de développement durable ?
R. D. : Rappelons-nous la grande victoire de la Francophonie, lors du sommet de Johannesburg : la diversité culturelle y a été retenue comme l’un des piliers du développement durable. Parce qu’en effet, la pérennité d’une action n’est possible que si elle correspond à une réalité. Plusieurs échecs de la coopération s’expliquent par la non prise en compte de la réalité, de la diversité culturelle.
Par exemple, les politiques d’éducation menées en Afrique depuis quarante ans ont-elles réussi ? La réponse est dans la question… Les raisons en sont multiples, mais pour moi il en est une, primordiale : on n’a pas pris en compte la réalité toute simple de la langue. On a alphabétisé en français. Alors qu’on voit aujourd’hui que l’alphabétisation dans les langues nationales donne de bien meilleurs résultats. Si on avait commencé il y a quarante ans à alphabétiser en bambara, en peul, en wolof, en swahili ou en lingala, je suis persuadé que nous serions aujourd’hui à un taux d’alphabétisation bien supérieur, donc à un nombre de cadres supérieur, et aussi à une meilleure appropriation des phénomènes démocratiques et de l’État de droit par les populations. On ne peut développer durablement que s’il y a alphabétisation, et donc prise en compte de la diversité culturelle et linguistique. Voilà un premier exemple de lien entre les deux notions. Il y en a d’autres, comme dans ces régions où on déboise la forêt. On s’aperçoit que souvent, il y avait là des arbres sacrés. La non-prise en compte de la diversité culturelle fait qu’on ne les a plus considérés. Mais ces arbres jouaient un rôle de protecteur, puisqu’à cause d’eux on ne touchait pas à la forêt. Si on avait pris en compte cette réalité, on ne serait pas en train de devoir reboiser d’urgence !
La culture, ce n’est pas seulement quelqu’un qui prend un pinceau pour faire un tableau ou un instrument pour jouer de la musique, c’est le mode de vie du quotidien, c’est le rapport avec son histoire, avec la communauté… Prenons en compte cette diversité, et on aura un autre développement. On ne peut développer qu’avec les hommes et les femmes, qui ne sont pas seulement des machines à produire.
RFI : Avez-vous bon espoir que la Francophonie puisse faire prévaloir sa vision de la diversité culturelle, dans la négociation de la convention en cours à l’Unesco ?
R. D. : Je précise d’abord que ce combat n’est heureusement pas celui de la seule Francophonie ! Nos partenaires ibéro-américains, arabes, lusophones participent de la même démarche. Le débat traverse l’ensemble de la communauté internationale et des sociétés. C’est un combat fondamental, passionnant. Et on s’est beaucoup battus. Il y a un an, à la Conférence générale de l’Unesco, toutes les délégations qui se sont exprimées, à part 3 ou 4, étaient favorables à l’adoption d’une convention en 2005. Car elles se rendent bien compte que si on permet à l’Organisation mondiale du commerce de traiter la culture – et demain l’éducation – de la même manière qu’on traite l’acier ou le cacao, il n’y aura à terme plus de possibilité pour les Etats de protéger, de subventionner ni même de diffuser leur culture. Alors, oui, on va aboutir. Lors de la discussion à l’Unesco fin septembre, pas un gouvernement ne s’est exprimé contre une convention. Celle qui sera adoptée nous donnera-t-elle satisfaction ? On peut l’espérer. En tout cas, le minimum sur lequel il y a consensus est déjà un acquis considérable.
Il faut aborder cette négociation, dans toutes ses phases, avec optimisme, vigilance et volonté. A l’Unesco, il y a autant de voix qu’il y a de pays, c’est le jeu multilatéral. Nous aurons une convention, et si nous le voulons, une bonne convention. On y verra plus clair en février, lors de la prochaine phase, et surtout lors de la Conférence générale de 2005. J’ai bon espoir.
RFI : Votre deuxième mandat à la tête de l’AIF s’achèvera à la fin de l’année 2005 : avez-vous, à l’heure actuelle, envie de continuer, et pourquoi ?
R. D. : Je milite au sein de la Francophonie depuis… tout petit ! Lorsque j’avais 18 ans, j’ai décidé d’être professeur de français car je trouvais qu’il fallait faire quelque chose pour cette langue. Et je le suis devenu. Après j’ai fait du théâtre, du journalisme, de la politique, de la politique internationale. Aujourd’hui, je suis à l’Agence. Je poursuis, par un autre métier, les mêmes idées que lorsque j’étais directeur d’un théâtre qui cherchait à ce que la culture des ouvriers des banlieues de Liège, considérée comme marginale, puisse s’exprimer. Donc je ne sais pas de quelle manière je continuerai à travailler en ce sens : la Francophonie institutionnelle en est une, il y en a d’autres. Je trouve que les choses vont bien aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, la décision ne m’appartient pas. Il s’agira pour le président Diouf, le moment venu – ce qui n’est pas le cas –, de voir comment il souhaite composer ses équipes.
Propos recueillis par Ariane Poissonnier
Article publié le 18/11/2004 Dernière mise à jour le 17/11/2004 à 15:52 TU