Sommet de la Francophonie: Ouagadougou 2004
De la langue aux langues : le nouveau pragmatisme des Francophones
On commencera par deux citations : « L’enseignement doit être donné exclusivement en langue française. L’emploi des idiomes indigènes est interdit. » « Considérant que la maîtrise de sa langue natale favorise l’apprentissage d’une langue seconde, il s’agit, pour l’Afrique, de concilier la légitime promotion du français et les non moins légitimes reconnaissance et promotion des langues africaines. » Ces deux phrases, extraites respectivement du décret du 31 janvier 1938 du gouvernement français en AEF et des actes des débats du Haut Conseil de la Francophonie qui se sont déroulés en janvier 2004, témoignent de l’évolution de la réflexion sur l’épineuse question du français comme langue d’enseignement dans les pays francophones. Le français n’est plus perçu dès lors comme la langue unique, mais comme une langue parmi d’autres, dans un espace qui doit son homogénéité à l’usage, important ou dominant, du français.
Le français, langue dominante en Afrique
Convaincue de l’universalité de sa langue, l’administration coloniale française avait imposé le français en Afrique, tant dans l’enseignement que dans les différentes sphères de la vie administrative. Les langues africaines avaient été proscrites et beaucoup de romanciers de la première génération ont raconté dans leurs livres, souvent autobiographiques, leur expérience douloureuse de l’apprentissage du français à l’école. Cette situation s’opposait à la politique linguistique dans les colonies anglaises où les langues africaines étaient tolérées et souvent promues tant par les missionnaires que par l’administration elle-même. D’où sans doute la formidable vitalité des littératures ou de la presse en langue africaines (en éwé, en yoruba, en haoussa ou en swahili) dans l’Afrique anglophone où l’anglais, depuis l’indépendance, a avant tout le statut de langue véhiculaire.
A contrario, en Afrique francophone les indépendances ont renforcé la position du français, les États ayant adopté celui-ci comme langue officielle. Ainsi, quarante-cinq ans après les indépendances, le français continue d’occuper une position dominante en Afrique occidentale et centrale, bien que la proportion d’Africains parlant la langue de Molière ne dépasse jamais le chiffre de 20 % de la population de ces pays.
Importance démographique, mais précarisation du français
Langue dominante, mais globalement minoritaire. Telle est la situation du français quasiment dans l’ensemble du monde francophone où il n’est la langue maternelle majoritaire qu’en France, au Québec, en Wallonie-Bruxelles et à Monaco. Partout ailleurs, il coexiste avec d’autres langues, qu’il s’agisse de multiples langues nationales africaines telles que le yoruba, le haoussa, le sango, le bambara, le dioula, etc., ou d’une langue de communication internationale comme l’arabe, présente dans une dizaine de pays francophones.
Alors que la survie du français comme langue de communication internationale dépend largement de sa bonne santé et de son expansion dans les pays du Sud, notamment en Afrique subsaharienne, c’est précisément dans ces pays qu’on constate au cours des dernières décennies un recul inquiétant du français. Le dernier rapport de la Francophonie dans le monde (2002-2003), publié par l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), fait état de « la détérioration de la qualité du français pratiqué », d’une « lente déstructuration du français » dans nombre de pays, alors que les chiffres de francophones réels ou partiels sont en augmentation.
Pour beaucoup d’observateurs, cette dégradation du français en Afrique est intimement liée au refus insistant des autorités de reconnaître, tant à l’époque coloniale qu’après les indépendances, que le français était pour les Africains une langue étrangère et que sa diffusion devait par conséquent passer nécessairement par une pédagogie appropriée qui s’appuie sur les acquis linguistiques de l’apprenant dans sa langue maternelle. Adama Samassékou, président de l’Académie africaine des langues, qui milite pour « la valorisation des langues africaines pour qu’elles deviennent de véritables langues de travail », propose la mise en place d’un partenariat dynamique entre le français et ces langues sur la base de ce qu’il appelle le « multilinguisme fonctionnel complémentaire », basé sur une articulation étroite entre les langues maternelles, les langues nationales et transfrontalières et les langues officielles.
Moins d’idéologie, plus de pragmatisme
Ces idées qui pouvaient paraître dissidentes il y a encore quelques années, ont fait leur chemin. « La Francophonie, ce n’est pas seulement le français », aimait rappeler le président François Mitterrand, qui a donné dans les années 80 une nouvelle impulsion au mouvement francophone en lançant la tradition des sommets des chefs d’États et de gouvernements. On a pu assister à l’adoption d’une attitude plus pragmatique, reconnaissant la complémentarité fonctionnelle des langues à l’intérieur de l’espace francophone. D’où la fortune des concepts tels que « diversité linguistique » ou « plurilinguisme », « langues partenaires » qui inspirent aujourd’hui les instances francophones.
Les langues partenaires sont les langues qui coexistent avec la langue française et avec lesquelles « sont aménagées des relations de complémentarité et de coopération fonctionnelle dans le respect des politiques linguistiques internationales » (La Francophonie dans le monde, 2002-2003). C’est l’Agence intergouvernementale de la Francophonie (AIF) qui est chargée depuis 1997 de financer des actions spécifiques d’appui à la promotion des langues partenaires. Ces actions commencent par l’aide à l’alphabétisation car, comme on peut le lire dans les actes du HCF, « en Afrique, où se trouve l’avenir de la Francophonie, l’échec scolaire, la chute des taux d’alphabétisation et la dégradation du français sont liés ». L’alphabétisation est donc une priorité quelque soit la langue dans laquelle elle se fait. L’aide de l’AIF dans ce domaine consiste essentiellement à financer l’édition de matériels didactiques et la formation des maîtres. L’agence forme également des professionnels aux métiers du livre, accorde des subventions pour l’édition d’ouvrages en langues africaines et créoles, donne des prix (Prix Kadima) pour encourager les recherches linguistiques ainsi que la création littéraire et la traduction dans ces langues. Elle participe également à la conception et à la mise en oeuvre des politiques linguistiques des États à travers les réseaux qui regroupent les instances étatiques chargées des langues et de l’enseignement.
Les États, pour leur part, ont pris des initiatives dans ces domaines. Au Mali, par exemple, s’est mise en place une pédagogie, dite « pédagogie convergente », d’apprentissage croisé des langues nationales et du français. De même, de plus en plus les langues vernaculaires sont utilisées tant pour l’alphabétisation qu’à l’école primaire, notamment au Sénégal, au Tchad et au Niger. A l’île Maurice, l’enseignement primaire et secondaire fait une large place, aux côtés de l’anglais, le français et le créole, aux langues des populations d’origine indienne et chinoise. Enfin, l’ouverture à d’autres langues que le français se traduit au niveau de la Francophonie par le renforcement des alliances avec les différentes aires géoculturelles telles que la Lusophonie, l’Hispanophonie, l’Arabophonie ou la Russophonie et, au niveau des États, par une politique volontariste de l’enseignement des langues étrangères.
par Tirthankar Chanda
Article publié le 18/11/2004 Dernière mise à jour le 17/11/2004 à 16:29 TU