Ukraine
Une élection sous tension
(Photo : AFP)
De notre envoyé spécial à Kiev et Lviv
«Ici à Lviv, tu peux parler la langue de ton choix ; l’Ukrainien, le Polonais, le Tchèque et bien sûr le Russe. Personne ne te dira rien mais dans l’est de l’Ukraine, ils pensent que si tu parles russe à Lviv, on va te frapper… Moi je crois que ce sont des forces anti-ukrainiennes qui font croire cela»: Volodymir a 21 ans, étudiant en relations internationales. Volodymir est fier de montrer sa ville natale, Lviv, un des bastions de l’opposition où l’on retrouve tout aussi bien Notre Ukraine, la coalition du candidat pro-occidental, Viktor Iouchtchenko, que le mouvement de jeunesse Pora («Il est temps» en Ukrainien) lequel milite pour une Ukraine démocratique et qui, du coup, a rallié le camp de Iouchtchenko .
LVIV est à moins d’une heure de route de la Pologne, de la Slovaquie ou de la Hongrie, trois pays qui viennent de rejoindre l’Union européenne, et ce dernier élargissement de l’UE a incontestablement fait émerger ce fameux «désir d’Europe» qui s’est exprimé durant la campagne électorale. «Désormais, nous sommes le cheval de Troie pour instaurer la démocratie dans le monde slave à lest de la Pologne», explique le philosophe et éditeur Constantin Sigov dans son bureau de l’université Mohyla de Kiev. Constantin Sigov compare ce moment de l’histoire ukrainienne à la révolution de velours en Tchécoslovaquie qui eut lieu il y a 15 ans: «Partout on parle politique, dans la rue, dans les transports en commun, à l’université et cela produit un formidable élan de solidarité entre les gens».
La campagne électorale n’aura pas permis de faire naître ce débat sur la scène publique, car les télévisions, publiques ou privées, sont toutes contrôlées par l’Etat, à l’exception d’une chaîne d’opposition, Canal 5, et elles ont toutes mené une campagne en faveur du candidat du pouvoir, Viktor Ianoukovitch. Il aura fallu attendre la dernière semaine pour que les télévisons diffusent un duel entre les deux prétendants. Le véritable record d’audimat qui a été remporté en Ukraine lors de ce débat prouve combien cette élection passionne la population.
C’est incontestablement dans le camp de l’opposition que la mobilisation est la plus forte: avant le 1er tour, 100 000 personnes sont descendues dans les rues de Kiev pour soutenir Viktor Iouchtchenko, qui est devenu la bannière fédératrice de tous ceux qui veulent en finir avec le pouvoir actuel, car 13 ans d’indépendance n’ont pas permis à l’Ukraine de se doter d’un régime démocratique. L’économie est «tenue» par différents clans oligarchiques qui ont établi des réseaux politiques et maffieux en s’emparant des richesses du pays pour leur seul bénéfice. Et, malgré une croissance vertigineuse, la redistribution sociale est en panne.
«L’indépendance, c’est une vraie foutaise»
Le candidat Ianoukovitch, qui est aussi Premier ministre en exercice, a doublé les salaires des fonctionnaires et les retraites quinze jours avant le 1er tour, dans l’espoir de doper son score. Cela a peut-être fonctionné dans l’Est de l’Ukraine, dans le bassin minier du Donbass, une région très déprimée économiquement. Mais Andreï, un retraité de 67 ans, originaire des régions mais qui vit maintenant à une trentaine de kilomètres de Lviv, ne décolère pas: «C’est une honte, si je l’avais devant moi ce Ianoukovitch, je lui jetterais cet argent à la figure… L’indépendance, c’est une vraie foutaise… Rien n’a changé depuis le communisme, nous sommes toujours des esclaves», enrage-t-il devant l’université Ivan Franko de Lviv, où il est venu soutenir les étudiants. Ces derniers demandent avant tout des élections justes et démocratiques, convaincus que sans falsifications, le candidat de l’opposition gagnerait haut la main.
Il est vrai que les sondages les plus fiables ont toujours donné Viktor Iouchtchenko très largement en tête, avec 6 à 10 points d’avance sur son adversaire. Viktor Ianoukovitch a promis durant sa campagne électorale de resserrer les liens avec le grand voisin russe, et de faire du russe la seconde langue officielle, voire d’instaurer la double nationalité. Ces propositions qui ont séduit les russophones de l’est, ont aussi attisé les divisions entretenues par le pouvoir de manière artificielle; «Cette querelle linguistique est un moyen de manipuler l’opinion», juge Taras Marousik, journaliste à Radio Liberté «car les autorités n’ont jamais tranché ce débat, ni établi un code clair, et la Russie a mis de l’huile sur le feu, y compris l’épouse de Vladimir Poutine, qui a déclaré que là où on parle russe, c’est le monde russe».
Le Kremlin a d’ailleurs pris ce scrutin très à coeur en dépêchant en Ukraine ses politologues, en finançant la campagne du candidat du pouvoir, et en utilisant les télévision russes, très regardées en Ukraine, qui ont livré une vision caricaturale, ouvertement hostile à l’opposition, décrite comme nationaliste et antirusse. Vladimir Poutine lui-même aura payé de sa personne en se rendant 2 fois en visite en Ukraine, à la veille du 1er puis du 2nd tour. Cette ingérence de la Russie renforce l’urgence de «sortir de l’égide post-soviétique» estime Constantin Sigov «d’autant plus que ces divisions linguistiques ou confessionnelles sont en grande partie obsolètes».
Que va-t-il se passer au lendemain du 2nd tour? C’est la question qui agite Kiev aujourd’hui car les passions sont à ce point exacerbées que personne n’est disposé à accepter une éventuelle défaite. Certaine de sa victoire, l’opposition attend beaucoup de l’OSCE et du Conseil de l’Europe qui ont dépêché sur place des observateurs. Après le 1er tour, ils avaient mis en cause le caractère démocratique de l’élection, et dénoncé la manière dont le pouvoir avait entravé la campagne de Viktor Iouchtchenko et outrageusement favorisé Viktor Ianoukovitch. Tous les indices montrent que le 2nd tour se déroulera sur un mode identique: déjà, de multiples tentatives de falsifications en faveur du pouvoir ont été identifiées. Le risque est grand de voir rapidement les passions s’enflammer et certains redoutent déjà un 3ème tour dans la rue.
par Jean-Frédéric Saumont
Article publié le 20/11/2004 Dernière mise à jour le 20/11/2004 à 14:35 TU