Rechercher

/ languages

Choisir langue
 
interview

Trafic d’armes

Confessions d’un marchand d’armes

Jacques Monsieur. 

		(Photo: David Servenay/RFI)
Jacques Monsieur.
(Photo: David Servenay/RFI)
Jacques Monsieur n’est pas un homme aussi banal que son patronyme et son visage pourrait le laisser croire. Ce marchand d’armes belge qui a passé un an et demi en prison en Iran pour espionnage livre « sa » vérité sur ses activités. Notre envoyé spécial l’a rencontré dans un grand hôtel de Bruxelles. Il est question de l’Iran, du Congo-Brazzaville, de la Croatie, de la Bosnie, du Tchad mais aussi de la France et des Etats-Unis.

RFI : Peut-on dire de vous que vous êtes un marchand d’armes ?

Jacques Monsieur : Je suis un marchand d’armes qui sort de l’ordinaire, parce que le commerce d’armes n’était pas ma principale activité. Elle en cachait une autre : à savoir celle pour laquelle j’ai été condamné en Iran, c’est-à-dire le renseignement.

RFI : Pourquoi avoir choisi cette couverture ?

Jacques Monsieur : Il y a plusieurs raisons à cela. La raison principale, c’est que cette couverture me permettait de beaucoup voyager et d’entrer dans certains pays difficiles d’accès et surtout d’entrer dans les départements qui nous intéressaient. J’ai accompli un certain nombre de missions pour le compte de l’armée belge, principalement dans les pays de l’Est, ainsi que pour le compte de l’OTAN, puisque la Belgique fait partie de l’OTAN.

RFI : Et pour être tout à fait clair, vous travaillez en partie pour les Américains, mais pas pour des services de renseignements américains ?

Jacques Monsieur : Ce n’est pas tout à fait exact. J’ai eu des relations avec certains services américains. Mais je préfère ne pas le préciser.

L’Iran

RFI : Vous restez une dizaine d’années en Belgique à exercer cette activité et très vite, en 1985-86, on vous demande de vous intéresser à l’Iran. Vous allez donc être lié à cette affaire que, plus tard, on appellera l’Irangate ?

Jacques Monsieur : L’Irangate était une tentative, principalement des Américains, de tenter de maintenir un équilibre entre les forces armées irakiennes et les forces armées iraniennes. A un moment donné, les Iraniens se sont retrouvés très affaiblis face aux Irakiens, principalement en raison d’un manque d’approvisionnement à cause de l’embargo décrété contre l’Iran. Ce qui n’était pas le cas de l’Irak, qui n’a jamais subi d’embargo à cette époque. Donc, si l’on voulait maintenir un équilibre entre l’Irak et l’Iran et ne pas donner trop de puissance à Saddam Hussein, il fallait se résigner à un moment à rééquiper les Iraniens. J’ai donc organisé l’acheminement de certains matériels. Il s’agissait de missiles de fabrication américaine, vendus aux Israéliens, dans le contexte des crédits militaires [Ndlr : autrement dit, livrés gratuitement à Israël] et revendus, avec l’accord des Américains, aux Iraniens.

RFI : Cela semble tout à fait surprenant que les ennemis officiels se revendent des armes…

Jacques Monsieur : Oui et non. A l’époque, pour les Israéliens, les Irakiens étaient plus des ennemis que les Iraniens. Après, ça a changé.

RFI : Concrètement, en quoi consistait votre travail ?

Jacques Monsieur : Mon travail consistait, d’une part, à faire une étude sur la situation militaire de l’Iran et, d’autre part, à essayer de réorganiser certains réseaux de renseignement dont nous ne disposions plus depuis la prise d’otages de l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran. J’ai livré du matériel militaire : des pièces de rechange pour avions, pour véhicules blindés, du matériel de communication. Mais pas d’armes ou de munitions. Deuxième précision : ma mission était de contacter différents départements des forces armées iraniennes, d’essayer d’obtenir un maximum d’informations en proposant la vente des composants que je viens d’évoquer.

RFI : Quels étaient vos centres d’intérêt au sein de l’armée iranienne ?

Jacques Monsieur : Plusieurs nous intéressaient, ceux présentant un danger particulier pour l’Occident. La gendarmerie n’était pas notre première cible par exemple. En revanche, les départements de la Marine, la force aérienne, l’industrie militaire, la fabrication de missiles balistiques, tout ce qui concerne le domaine nucléaire… Les Gardiens de la révolution, qui représentent un corps séparé de l’armée, nous intéressaient aussi. Sans oublier la politique.

La France

RFI : Au début des années 90 vous déménagez en France. Dès le début, vous alertez les autorités françaises de votre installation en France et de ce que vous allez y faire. Pourquoi ?

Jacques Monsieur : Avant mon installation, comme je tenais à tout prix à rester en bons termes avec la France, j’estimais de mon devoir d’informer qui de droit, de qui j’étais et de la vraie nature de mes activités. Certaines autorités belges ont donc pris contact avec la DST française [Ndlr : Direction de la surveillance du territoire, le contre-espionnage français], car eux sont responsables de ce genre de choses. Avant mon installation, j’ai donc eu plusieurs entretiens avec la DST où l’on a fait le point sur ma situation, sur ce qui pouvait se faire et pas se faire. C’est ainsi que l’on a trouvé un modus vivendi.

RFI : Lequel ?

Jacques Monsieur : D’une part, il était établi que mes activités liées au commerce de matériel militaire s’exerceraient à l’extérieur de la France. A l’époque, nous avons évoqué le fameux décret-loi de 1939 qui règle toutes les facettes de ce commerce, ce qui peut se faire ou pas se faire, avec ou sans autorisation du ministre de la Défense. Donc, il était clairement établi et convenu que jamais je n’importerais ou n’exporterais de matériel vers ou au départ de la France, que je ne ferais pas transit, et que je ne fabriquerais pas sur le territoire français.

RFI : Et vous avez respecté cet accord ?

Jacques Monsieur : Bien entendu.

RFI : Quelle était la contrepartie que vous demandait le contre-espionnage français ?

Jacques Monsieur : Le contre-espionnage français ne m’a demandé aucune contrepartie. Je me sentais très bien en France, un pays ami qui m’a très bien accueilli à l’époque. Je tenais à entretenir les meilleures relations possibles avec la France dans son ensemble et le contre-espionnage en particulier. J’ai donc proposé moi-même une collaboration. Comme, à l’époque déjà, le Moyen-Orient et l’Iran étaient des sujets brûlants qui intéressaient tous les pays occidentaux, et comme la France, à cause de son implication passée avec l’Irak, ne disposait pas d’un réseau de renseignement important sur l’Iran, j’ai proposé à la DST de bénéficier de certaines informations que j’obtenais en Iran, des informations susceptibles d’intéresser la France.

RFI : Par exemple ?

Jacques Monsieur : Tout ce qui concerne la puissance militaire de l’Iran ou tout ce qui concerne la sécurité de la France.

L’ex-Yougoslavie

RFI : Abordons l’opération de fourniture d’armes iraniennes à la Bosnie et à la Croatie, pays en guerre et sous embargo de l’ONU. Elle commence par un rendez-vous à Zagreb où vous allez rencontrer le président Tudjman…

Jacques Monsieur : Il a été décidé, par certaines instances, qu’il fallait faire quelque chose pour les souffrances de ces deux peuples. Le mandat des militaires de l’ONU et de l’OTAN envoyés sur place était très limitatif. Ils avaient juste un mandat d’observation, même pas un mandat de riposte. Donc, il a été décidé de les aider. On m’a donc organisé un rendez-vous avec le président Tudjman, que je ne connaissais pas. Nous avons fait un tour d’horizon de la situation militaire, des équipements dont disposait l’adversaire, les Serbes, et de tous les manques de la nouvelle armée croate. Après, j’ai fait mes rapports, j’ai transmis à qui de droit et puis on a étudié ce qu’on pouvait faire. J’ai organisé une série de livraisons de matériels militaires, à la Croatie d’abord, puis à la Bosnie. Il y avait de tout : des équipements, des munitions, de l’armement.

RFI : Des livraisons importantes ?

Jacques Monsieur : En Croatie, les fournitures se sont faites principalement par voie maritime, donc c’était conséquent, oui. Pour la Bosnie, les livraisons se sont faites par voie aérienne.

RFI : A l’époque, toute cette zone est soumise à un embargo sur les armes, avec un blocus naval. Donc, ces livraisons n’ont pu se faire sans une intervention directe auprès de l’armée américaine…

Jacques Monsieur : Je ne dirais pas « l’armée américaine ». Dans un premier stade, à l’époque où la guerre a éclaté uniquement en Croatie, l’ONU avait décrété un blocus naval dans toute la mer Adriatique. Donc il était pratiquement impossible d’avoir accès à un port croate ou yougoslave sans passer par ce blocus avec tout ce que cela impliquait : des contrôles en mer Adriatique, la surveillance dans les ports yougoslaves… Donc, effectivement, sans un certain « feu vert » il était impossible d’acheminer ces matériels là-bas sur place.

RFI : Après la guerre en ex-Yougoslavie s’ouvre une nouvelle période où vous revendez des armes iraniennes dans divers pays africains : y a-t-il une raison à cela ?

Jacques Monsieur : Non, aucune. Nous avons fait plusieurs transactions avec l’industrie militaire iranienne, cela nous permettait à chaque fois d’en savoir plus. Le problème, c’est qu’il fallait toujours trouver un débouché pour ce matériel, car nous ne pouvions pas toujours tout financer et tout stocker. Donc, c’est un concours de circonstances, de hasards. Tout n’est pas parti en Afrique. Du matériel est parti en Amérique du Sud ou en Asie. En fait, le débouché du matériel dépendait du pays où on pouvait recéder le matériel acquis dans le cadre des activités de renseignement.

RFI : Ce n’était pas dangereux, pour prix de ce renseignement, d’aller fournir des armes à des pays en guerre ?

Jacques Monsieur : On a rarement fourni à des pays en guerre. En dehors de la Croatie, de la Bosnie et du Congo-Brazzaville, la plupart du temps les armes étaient fournies à des pays qui n’étaient pas en guerre.

Le Congo Brazzaville

RFI : Au Congo Brazzaville, vous aviez un rôle officiel auprès du président Lissouba ?

Jacques Monsieur : Oui, j’avais été nommé par le président Lissouba, comme conseiller à la présidence, en 1994 ou 95. J’avais de très bons rapports avec lui. Il m’avait confié la mission, du fait de mes activités au Moyen-Orient, d’essayer de trouver de nouveaux débouchés et de nouveaux explorateurs pour les réserves de pétrole du Congo. Comme j’avais de très bons rapports avec les Américains et que l’opérateur principal était le groupe Elf, le président Lissouba souhaitait diversifier ses partenaires et ne pas tout mettre entre les mains d’un seul opérateur.

RFI : La guerre éclate en 1997. Est-ce le président Lissouba qui vous sollicite pour acheter des armes ?

Jacques Monsieur : J’étais à Brazzaville. Tout le monde connaissait mon parcours. Comme l’armée congolaise n’était pas en mesure de mettre fin à cette rébellion rapidement, le président Lissouba m’a demandé si je pouvais aider au réapprovisionnement de l’armée. J’ai accepté. La plus grande partie des armes est venue d’Iran.

RFI : Comment cette opération est-elle financée ?

Jacques Monsieur : Contrairement à ce qui été écrit dans la presse, ces livraisons d’armes commandées par le régime du président Lissouba ont été honorées par la République du Congo, au départ de ses comptes de la Fiba [Ndlr : French Intercontinental Bank, banque d’Elf contrôlé à parité par le groupe pétrolier et la famille du président gabonais Omar Bongo] à Paris. Cela n’a jamais été réglé ou financé par Elf ou par la Fiba, mais par la République du Congo.

RFI : Mais c’était de l’argent du pétrole…

Jacques Monsieur : C’était de l’argent du pétrole, puisque le pétrole est le revenu quasi exclusif et unique du Congo.

RFI : On a prétendu que vous aviez aussi approvisionné les troupes de Denis Sassou N’Guesso.

Jacques Monsieur : Je dénie catégoriquement. Cela m’a d’ailleurs été reproché et par Sassou et par son entourage. Je suis resté loyal au président Lissouba jusqu’à la fin.

RFI : Il y a eu un retournement des autorités françaises, qui ont soudain décidé de soutenir le retour de Denis Sassou N’Guesso. Dans quelles circonstances ?

Jacques Monsieur : Au début, lorsque la guerre éclate, j’ai demandé l’avis de certaines autorités françaises sur le fait de savoir si je pouvais répondre à la demande du président Lissouba de ré-équiper l’armée congolaise. Je sentais très bien au début qu’il y avait un appui, un support de la part de la France pour le régime Lissouba, qui était un régime légal. Il avait été élu au suffrage universel en 1993, une élection surveillée par la France et par l’OUA. Régime légal donc et légitime. Au début, je sentais de la part des autorités et de certains industriels français que l’on soutenait le président Lissouba. Au bout d’un certain temps, je crois que j’ai commencé à sentir le changement. La guerre a éclaté en mai 97 et à partir du mois août, je sentais une hésitation, on ne savait plus quel camp choisir et, en septembre, j’ai senti qu’on avait décidé de soutenir Sassou et de laisser tomber Lissouba.

RFI : Dans ce « on » vous incluez les représentants du groupe Elf, le président Jaffré ou les anciens du groupe pétrolier comme André Tarallo ?

Jacques Monsieur : Ce n’est qu’une impression personnelle. Je ne sais pas qui, à ce moment là, avait le plus à dire au sein du groupe. Mais j’ai tendance à penser que la décision de soutenir Sassou a été prise au sein du groupe Elf, avant l’Elysée.

RFI : Avez-vous travaillé avec d’autres pays en Afrique ?

Jacques Monsieur : Oui, mais toujours dans la même perspective : se débarrasser du matériel qui venait d’Iran. C’est le cas au Tchad par exemple.

La prison

RFI : Vous avez passé, à partir de novembre 2000, deux ans en Iran. Sous quel régime étiez-vous incarcéré ?

Jacques Monsieur : J’ai été arrêté en novembre 2000, accusé d’espionnage, d’atteinte à la sécurité extérieure et intérieure du pays. Mon arrestation a été ordonnée par un tribunal révolutionnaire de Téhéran. J’ai été mis au secret dans une prison militaire durant un an et demi. Ce n’était pas la période la plus agréable de ma vie.

RFI : Espionnage au profit de qui et pour quoi ?

Jacques Monsieur : C’est ce que les Iraniens voulaient savoir et je leur en ai dit le moins possible. Les Iraniens se sont satisfaits de ce que je leur ai dit. Le jour de mon départ, un des grands chefs du contre-espionnage m’a dit, en Anglais : « nous savons très bien que vous ne nous avez pas tout dit, mais nous sommes obligés d’accepter ce que vous nous avez dit et nous sommes obligés de vous laissez partir ». Il vaut mieux en rester là.

RFI : Une des données importantes de votre travail a été la connaissance, en permanence, de l’état des forces armées iraniennes ?

Jacques Monsieur : Je ne veux pas trop aborder ce sujet-là. Mais ce travail nous a permis d’avoir une idée assez précise de la puissance militaire de l’Iran, autant en ce qui concerne la force militaire que l’industrie militaire. L’Iran est en train de devenir une vraie grande puissance militaire. Ils ont une armée qui dépasse tout ce que nous avons ici en Europe, du moins en puissance humaine. Et surtout, l’industrie militaire iranienne est en train de se développer à grande vitesse. Ce qui est inquiétant, c’est le fait que bientôt l’Iran, au même titre que la France, l’Angleterre ou les Etats-Unis, sera autonome et indépendant. Ce pays n’aura plus besoin de fournitures venant de l’étranger pour assumer tous ses besoins.

RFI : Et le nucléaire ?

Jacques Monsieur : Ils ont eu beaucoup d’aide : du Pakistan, ils ont obtenu certains savoir-faire de l’Allemagne, de la Chine, de la Corée aussi je crois. Et maintenant, ils ont établi des contrats de coopération avec la Russie. C’est une des grandes menaces de demain.

La justice française

RFI : Depuis deux ans, un juge d’instruction français de Bourges (centre de la France) souhaite vous entendre . Allez vous répondre à cette convocation ?

Jacques Monsieur : Bien sûr. Je souhaite que cette instruction avance et se termine au plus vite, devant un tribunal français. Mais tout dépend des conditions de l’interrogatoire et d’entrevue avec le juge.

RFI : Sur le fond, vous vous estimez innocent des faits dont on vous accuse en France ?

Jacques Monsieur : D’abord, mon dossier a déjà été jugé en Belgique. Le principe de droit du non bis in idem dit qu’à partir du moment où j’ai déjà été jugé en Belgique, je ne vois pas pourquoi je le serai à nouveau en France. Deuxièmement, je ne crois pas avoir porté atteinte à la France. Mes activités étaient domiciliées en Belgique. Et d’ailleurs, le tribunal belge l’a reconnu. Enfin, mes activités étaient parfaitement connues des services français.

RFI : A ce propos, certains membres de la DST pourraient-ils témoigner en votre faveur ?

Jacques Monsieur : Affirmatif. Ceux avec qui j’étais en contact à l’époque. Le juge d’instruction les connaît et ne les a jamais convoqués. Parmi les quatre à cinq personnes les plus haut placées de la maison.

Propos recueillis par David  Servenay

Article publié le 06/12/2004 Dernière mise à jour le 06/12/2004 à 12:47 TU