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Pôle arctique

L’art inuit, au Musée de l’Homme

Kids and dog 

		(Photo : Heiko Wittenborn)
Kids and dog
(Photo : Heiko Wittenborn)
«Inuit, quand la parole prend forme» rend hommage aux artistes du Grand nord québécois et canadien à travers 150 sculptures.
Mère et enfant, 1998<BR>Par Judas Ullulaq (1937 – 1999)&nbsp; Gjoa Haven, Kitikmeot<BR>Pyroxène, bois de caribou<BR>29 x 28 x 10 cm 

		(Photo : Paul Dionne - Coll. Musée d'Art Inuit Brousseau)
Mère et enfant, 1998
Par Judas Ullulaq (1937 – 1999)  Gjoa Haven, Kitikmeot
Pyroxène, bois de caribou
29 x 28 x 10 cm
(Photo : Paul Dionne - Coll. Musée d'Art Inuit Brousseau)

Cent cinquante sculptures d’artistes du Grand nord canadien sont présentées jusqu’au 27 mars au musée de l’Homme, à Paris. Elles proviennent du musée privé québécois d’art inuit du collectionneur Raymond Brousseau, et elles sont présentées avec des objets ethnologiques du Museum du département du Rhône et du musée canadien des Civilisations à Ottawa. L’exposition prend appui sur l’histoire et le mode de vie de cette population de plus en plus tournée vers le monde occidental. Les œuvres exposées, ni primitives ni premières, mais spontanées et exclusivement contemporaines, témoignent d’un profond attachement aux valeurs identitaires. A l’affiche jusqu’au printemps, l’exposition s’installera alors à Toulouse, tandis qu’à Paris s’ouvrira le deuxième volet de «la saison Inuit», avec une exposition consacrée à la côte est du Groenland. 

La première partie de l’exposition est davantage historique et sociologique. Dans un souci didactique, elle campe le décor: paysage, climat, histoire. Ce sas d’immersion donne des repères sur la culture inuit, rappelant que le territoire s’étend du Groenland à l’Alaska, qu’il compte plusieurs populations Inuit séparées les unes des autres par plusieurs milliers de kilomètres. Au nombre d’environ 40 000, les Inuits se répartissent sur une superficie de 3 millions de km2. Cette partie de l’exposition remonte le temps pour mieux souligner ensuite que cette nation de chasseurs nomades, tributaires du climat des saisons et des déplacements des animaux, a eu sa vie totalement bouleversée par la sédentarisation. Elle révèle comment les contacts progressifs avec les missionnaires ont également modifié leurs croyances aux shamans, et conduit progressivement à la disparition, dans les années 30, des grands rituels qui y étaient liés.

«peut-être un jour je ne serai plus qu’une histoire à raconter aux enfants de demain»

Scène d’une famille à l’intérieur d’un igloo, vers 1960<BR>Artiste non identifié - Kugluktuk, Kitikmeot<BR>Peau, cuivre, ivoire<BR>10 x 15 x 26 cm 

		(Photo : Paul Dionne - Coll. Musée d'Art Inuit Brousseau)
Scène d’une famille à l’intérieur d’un igloo, vers 1960
Artiste non identifié - Kugluktuk, Kitikmeot
Peau, cuivre, ivoire
10 x 15 x 26 cm
(Photo : Paul Dionne - Coll. Musée d'Art Inuit Brousseau)
Une projection de diapositives et des interviews invitent le visiteur à partir à la rencontre des populations actuelles: Kaittaasi Pitta, une jeune fille Inuit à la vingtaine bien affirmée, veut par exemple devenir pilote de ligne et monter sa compagnie d’aviation. Elle est déjà allée «au sud, mais il y a trop de monde, trop d’immeubles et de ciment, et les arbres cachent la vue» ; Kaki Pitta, lui, veut être acteur, mais préfère vivre à Nunavut qu’à Ottawa. Une exposition de photos souligne bien le tournant brutal de civilisation auquel les Inuit essaient de s’adapter: aujourd’hui confortablement installés dans des maisons aux couleurs vives, jaunes, violettes, rouges et bleues franc, ils jouissent d’un ameublement moderne, et sont désormais équipés en  canapés, télévision, et électroménager. Ils ont délaissé les vêtements en peaux d’ours, s’habillent en jeans et cols roulés. Mais la passé est encore très présent. Ainsi, le phoque et le caribou se consomment à la main et à même le sol, tandis que la nourriture provenant du supermarché se consomme à table, avec un couteau et une fourchette.

Inquiet du basculement de toute une culture le vieux Tunmasi Mangiuq, déclare déjà en 1990: «j’écris aujourd’hui car je suis encore vivant, même si je suis presque mort de faim plusieurs fois dans ma vie (…) je sais bien des choses que les jeunes aujourd’hui ne connaissent pas. Peut-être un jour, les choses que je sais ne seront plus que des histoires, et peut-être un jour moi aussi je ne serai plus qu’une histoire racontée aux enfants de demain». Cette inquiétude est partagée par la communauté, globalement soucieuse de garder son identité. Pour preuve, les Inuit ont choisi de désigner les réalités modernes importées de l’extérieur en Inuktitut plutôt que d’emprunter les mots aux langues étrangères: par exemple, qaritaq signifie le «cerveau», ujaq, «ce qui ressemble à», et qaritaujaq «ce qui ressemble à un cerveau», c’est-à-dire l’ordinateur.

La notion de groupe reste très forte. En Inuktitut, la langue des Inuit, un Inuk désigne une personne. Au pluriel, ce terme devient Inuit, et pourrait se traduire par «les humains, le peuple». Aujourd’hui ce vocable rassemble par-delà les frontières arctiques les hommes et les femmes qui ont en commun une histoire, une langue et des pratiques et des représentations du monde. Une sculpture appelée «la famille» (1934) se présente comme un monolithe tout autour duquel sont sculptés des visage; une autre «famille», en basalte (1999), présente en bloc trois personnages imbriqués. La famille, au sens élargi au-delà de la cellule élémentaire père-mère-enfant, est un élément structural qui fait partie des notions identitaires fortes; les liens du sang n’ont que peu d’importance, et il n’est pas rare que des parents donnent un de leurs enfants à un couple qui ne parvient pas à en avoir.

Une expression libre comme l’art
Meilleurs amis pensant l'un à l'autre, 2001<BR>Par Mattiusi Iyaituk (né en 1950) Ivujivik, Nunavik<BR>Serpentinite, tendon<BR> crin, caribou, de bois<BR>66 x 57 x 13 

		(Photo : Paul Dionne - Coll. Musée d'Art Inuit Brousseau)
Meilleurs amis pensant l'un à l'autre, 2001
Par Mattiusi Iyaituk (né en 1950) Ivujivik, Nunavik
Serpentinite, tendon
crin, caribou, de bois
66 x 57 x 13
(Photo : Paul Dionne - Coll. Musée d'Art Inuit Brousseau)

Une fois familiarisé avec une population encore vivement partagée entre passé et présent, le visiteur détient les clefs de compréhension, et est invité à découvrir l’expression libre des artistes Inuit d’aujourd’hui. Quelques pièces anciennes, des amulettes en ivoire, en os de baleine ou de caribou sculptées, sont autant de repères traditionnels permettant de mieux appréhender les thématiques contemporaines. Les thèmes récurrents font référence à un quotidien toujours très marqué par les préoccupations de survie dans une nature âpre et difficile, et par le respect de la nature dont l’homme fait partie au même titre que le vent, l’eau, et les animaux. Les scènes de la vie quotidienne sont principalement représentées: la chasse à l’arc, la pêche au harpon, les déplacements terrestres ou par voie d’eau. Des inquiétudes récentes inspirent les artistes: les thèmes de la vie et la mort dominent l’œuvre de Manasie Akpalaipik, qui évoque la douloureuse question du suicide; Kavavow Pee, en, 2001, a sculpté «effet de l’alcool» dans un os d’où sortent deux visages au regard halluciné, et une bouteille enclavée. Alcool et suicide, deux fléaux qui sévissent dans les communautés Inuit actuelles.

Cinq artistes contemporains majeurs sont présentés: Manasie Akpaliapik, Judas Ullulaq, Barnabus Arnasungaaq, Lucie Tasseor, et Mattiusi Iyaituk, dont les inspirations traduisent certes autant de parcours individuels et de visions du monde, mais dont le travail est marqué par un fort régionalisme stylistique qui distingue le Nunavik du Kivalliq, du Kitikmeot ou de l’île de Baffin. Basalte, albâtre, serpentinite, os de caribou, les matériaux localement disponibles orientent le travail des artistes: ainsi, au Nunavik, par exemple, on travaille la stéatite, une pierre tendre propice au détail, au Kivalliq, au contraire la pierre dure du basalte permet une figuration épurée à la limite de l’abstraction. Manasie Akpaliapik, un des plus grands artistes du Grand nord canadien, sur l’île de Baffin, exécute essentiellement, quant à lui, sur des os de baleine.

L’artiste révèle ‘le sujet caché’ dans la matière
Ours, 1980<BR>Par Shorty Killiktee (1948 -1993) Kimmirut, Baffin<BR>Serpentinite<BR>27,7 x 32,5 x 19,2 cm 

		(Photo : Paul Dionne – Coll. Musée d’Art Inuit Brousseau)
Ours, 1980
Par Shorty Killiktee (1948 -1993) Kimmirut, Baffin
Serpentinite
27,7 x 32,5 x 19,2 cm
(Photo : Paul Dionne – Coll. Musée d’Art Inuit Brousseau)

L’homme entretient des liens étroits avec les animaux, entre connivence et subsistance. Du magnifique envol d’oies sauvages en bois de caribou -oiseaux aux corps fuselés, lisses et de couleurs crémeuse- en passant par «l’esprit du moustique» en bois de caribou et os de baleine, ou de l’ours en ivoire poli aux loups en serpentinite polie, les animaux sont beaucoup représentés. L’exposition présente, de part et d’autre d’une passerelle qui les sépare, les animaux marins et les animaux terrestres, et met en avant l’ours, cet animal anthropomorphe qui règne sur ces deux mondes, qui fascine, fait peur et force le respect. Dans le prolongement, un espace présente l’imaginaire des Inuit et leurs mythes fondateurs: le chamanisme, s’il a disparu en terme de culte, reste très présent dans leur culture. Seul le chaman possède la clef de l’autre monde, ses pouvoirs lui permettant d’intercéder auprès des esprits et les métamorphoses qu’il peut accomplir sont pour lui une source d’inspiration inépuisable.

Cet art totalement inconnu il y a cinquante ans, s’est fait internationalement connaître lors de l’exposition universelle de Montréal en 1967. Raymond Brousseau certifie : «alors que dans les années 60, certains des nôtres vivaient encore comme il y a 10 000 ans, ils ont conservé leur indépendance, leur liberté. Ils ne répondent à aucune commande, ne font que ce qu’ils veulent», spontanément, vendant leurs œuvres aux coopératives de leurs villages qui négocient ensuite avec les marchands d’art et les musées. L’argent, provenant de cette production artistique, bénéficie à toute la communauté.  «D’ailleurs, dit encore Raymond Brousseau, l’artiste est aujourd’hui l’équivalent du grand chasseur d’autrefois, celui qui rapporte de quoi subsister». Ni école d’art ni ateliers chez les Inuit, mais un art libre, autodidacte, qui s’apprend en plein air et sans esquisse préparatoire : «ce fut longtemps un art où la matière renfermait le ‘sujet caché’ qu’il s’agissait de libérer après l’avoir identifié», précise Raymond Brousseau.

par Dominique  Raizon

Article publié le 07/12/2004 Dernière mise à jour le 07/12/2004 à 11:35 TU