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Il y a 60 ans, la libération des camps

Pourquoi Auschwitz n’a pas été bombardé

Vue aérienne du camp d’Auschwitz.<BR>Parmi les hypothèses évoquées pour venir en aide aux victimes, celle du bombardement aérien des camps de la mort s’impose aujourd’hui comme une évidence. Pourtant, à l’époque, ce choix n’a pas été fait.(Photo prise par un soldat allié en 1944)
Vue aérienne du camp d’Auschwitz.
Parmi les hypothèses évoquées pour venir en aide aux victimes, celle du bombardement aérien des camps de la mort s’impose aujourd’hui comme une évidence. Pourtant, à l’époque, ce choix n’a pas été fait.
(Photo prise par un soldat allié en 1944)
Fallait-il bombarder Auschwitz ? Face à la question de l’extermination des juifs d’Europe, les alliés ont dû opérer un choix lourd de conséquence pour la vie de milliers d’être humains. Ils ont choisi de privilégier le combat global et total contre le nazisme et de négliger le front humanitaire de l’entreprise et la dimension symbolique de la solution finale, dont la mise en œuvre ne fait plus de doute au début de l’année 1944. Ils en paient le prix aujourd’hui en se livrant à des réexamens de consciences périodiques qui traduisent une évolution du regard historique et trahissent un sentiment de culpabilité.

Le débat sur l’abandon des déportés des camps de la mort à leur terrible sort est aujourd’hui l’un des thèmes incontournables lorsque l’on évoque le génocide perpétré par les nazis. Parmi les hypothèses évoquées pour venir en aide aux victimes, celle du bombardement aérien des camps de la mort s’impose aujourd’hui comme une évidence. Pourtant, à l’époque, ce choix n’a pas été fait. Aussi, sous la pression conjuguée du travail des historiens et d’une opinion publique informée, on s’interroge sur les motivations des autorités de l’époque dans la conduite de la guerre.

Rétrospectivement, et en raison de la très lourde charge symbolique que représente Auschwitz, de la place occupée par la Shoah dans la conscience collective, et du débat aujourd’hui tranché sur la question de la connaissance des faits au moment où ils se sont produits, on n’imagine pas qu’une autorité digne de ce nom, face à une opinion publique telle que nous la connaissons, ne se donne pas les moyens d’entreprendre une action urgente et déterminée. Or, dans cette question du bombardement du complexe d’Auschwitz-Birkenau, le plus grand camp d’extermination installé par le IIIème Reich, l’une des principales difficultés est justement d’échapper au piège de l’anachronisme en reconsidérant la situation de 1945 du point de vue de 2005.

L’inimaginable

Si Londres et Washington ne sont évidemment pas tenus informés de l’élaboration de « la solution finale de la question juive », fin janvier 1942, les autorités alliées imaginent bien, à l’époque, que les rafles et les déportations n’ont pas pour vocation d’assurer le bonheur des populations concernées, mais de nourrir la machine de guerre nazie. Nombre de témoins, historiens, philosophes, au-dessus de tout soupçon d’antisémitisme ou de cynisme, comme le moraliste et résistant Raymond Aron, expliquent notamment qu’ils n’ont pas su interpréter la signification des informations qu’ils recevaient et qu’on n’imagine pas l’inimaginable. Pourtant, dès juin 1942, le gouvernement polonais en exil à Londres, informé par la résistance intérieure, adresse aux alliés le message que « l’extermination de la population juive prend des proportions incroyables ».

La formulation de la question du bombardement d’Auschwitz émerge d’autre part tardivement, dans les années 70, soit 25 à 30 ans après les faits, dans l’atmosphère de prospérité et d’humanisme qui entoure les enfants du baby-boom. Il est essentiellement porté par des chercheurs américains et nourrit une littérature abondante. Des musées sont créés, des intellectuels dénoncent. La Shoah entre dans notre histoire non plus comme un événement, mais comme une référence à l’aune de laquelle est mesurée le degré de barbarie sur la grande échelle du Mal absolu. Le thème de l’abandon des juifs aux chambres à gaz et aux fours crématoires nazis émerge dans ce contexte. Trente ans est donc le temps qu’il aura fallu pour construire les conditions propices à la formulation de cette question.

Pour le bombardement

Une fois ces conditions réunies, à charge pour l’accusation d’accumuler les preuves de la négligence ou de la malveillance. Le matériau historique en circulation permet d’établir que, dès le début de l’année 1944, le caractère massif de l’entreprise conjugué aux témoignages irrécusables rapportés par les évadés et la résistance polonaise ont constitué un corpus d’information suffisant pour que plus aucun doute ne subsiste sur la destination finale des déportés. En juin 1944, les responsables alliés estiment qu’un million de juifs a péri à Birkenau et que les préparatifs vont bon train pour les juifs hongrois. Entre janvier et mars, à plusieurs reprises, le président des Etats-Unis Franklin Roosevelt a dénoncé « l’assassinat systématique et généralisé » des juifs. C’est à partir de ce printemps 1944 que les groupes de pression humanitaires et confessionnels vont engager Londres et Washington à bombarder d’urgence le complexe d’Auschwitz-Birkenau et ses voies ferrées d’accès.

On sait aujourd’hui avec certitude que la préoccupation est remontée jusqu’au plus haut niveau. Le sujet a été évoqué entre le Premier ministre britannique Winston Churchill et son ministre des Affaires étrangères Anthony Eden, et que le premier a suggéré de faire appel à l’Armée Rouge. On sait également que le secrétaire d’Etat adjoint américain à la Guerre John J. McCloy a été plusieurs fois sollicité et qu’il a invariablement répondu qu’en dépit de la sensibilité des alliés au problème, l’aviation ne disposait pas des bombardiers nécessaires. « Une telle opération ne pourrait être exécutée qu’au prix du détournement d’un important soutien aérien essentiel pour le succès de nos forces actuellement engagées ailleurs dans des opérations décisives et serait de toute façon d’une efficacité si douteuse qu’elle ne justifierait pas l’utilisation de nos ressources », déclarait notamment M. McCloy.

La position du secrétaire d’Etat adjoint soulève aujourd’hui l’incrédulité de ses détracteurs. D’abord Roosevelt, à la différence de Churchill, n’a pas été saisi. D’autre part, selon eux, les réticences du conseiller américain du président sur les aspects techniques de l’opération sont démenties par les faits : les alliés ont la quasi maîtrise du ciel et des milliers d’appareils ont bombardé les objectifs économiques de la région concernée entre juin et novembre. Au cours de la période considérée, les bombes alliées tombaient à quelques kilomètres des fours crématoires, lors de raids qui avaient réclamé de longues préparations et la prise de nombreuses photos aériennes sur lesquelles on découvrira, après coup, le complexe d’extermination. Mais encore eut-il fallu le chercher pour le trouver ! Lors de l’été 1944, on estime à 135 000 le nombre des détenus du camp de Birkenau. Or ces bombes, larguées à 8 000 mètres d’altitude, conçues pour casser la machine économique nazie, font des dégâts considérables et, sauf à commettre un massacre parmi les détenus, sont inadaptées à une opération de destruction ciblée des chambres à gaz et des fours crématoires. Et, en cas de succès d’une telle opération, que serait-il advenu des détenus survivants ? Sortis des camps, les rescapés, eux, déclarent qu’ils souhaitaient ardemment ces bombardements.

Contre le bombardement

Outre ces considérations technique et humaine, les adversaires du projet font notamment valoir que l’option de bombarder Auschwitz-Birkenau n’aurait pas eu d’effet déterminant sur le processus d’extermination mis en branle par les nazis en raison des énormes moyens consacrés à l’entreprise. L’historien André Kaspi (L’Histoire N° 294, janvier 2005) estiment qu’il n’aurait guère fallu plus de deux jours aux Allemands pour réparer les dégâts infligés à leur dispositif et que les alliés auraient alors entamé un combat incessant « et sans doute dispersé des moyens, indispensables pour la victoire sur l’ennemi ». C’est cette thèse-là qu’auraient privilégiée Churchill et Roosevelt, tandis qu’à l’est l’Armée Rouge resserrait sont étau sur la Pologne. En effet, au moment de prendre la décision, les alliés, y compris les Soviétiques qui finalement délivreront le camp le 27 janvier, mènent plusieurs offensives, sur tous les fronts, qu’ils envisagent victorieuses à court terme.

Ce choix stratégique a vraisemblablement coûté la vie à plusieurs dizaines, ou centaines, de milliers d’innocents. « L’usine » d’Auschwitz-Birkenau a continué de fonctionner à pleine capacité jusqu’en novembre 1944, à raison de plusieurs milliers de suppliciés par jour. Reste qu’à partir de juin 1944, au moment précis de répondre à la question « faut-il bombarder ? », 5 millions de juifs ont été tués, dont 1 million à Auschwitz-Birkenau. Nous ne l’apprendrons qu’a posteriori, mais le génocide a déjà été consommé, et largement ailleurs.

Le 27 janvier, dans le complexe de la mort déserté par ses bourreaux, ne subsistent plus que ceux que les nazis, dans leur fuite, n’ont pas eu le temps d’entraîner dans un dernier voyage hallucinant, ou de liquider. Le déporté italien Primo Levi décrit, dans La Trêve, l’apparition à la mi-journée de « quatre soldats à cheval qui avançaient avec précaution », au loin. Il décrit leur gêne, face au spectacle qu’ils découvrent. C’est une patrouille russe, avant-garde des libérateurs du camp. L’extermination industrielle est terminée, mais les crimes de masses se poursuivront jusqu’au bout. Et, signe de l’ignorance des proportions prises par l’entreprise, nombre de soldats alliés, généraux comme simples soldats, ne découvriront la sinistre réalité qu’aux ultimes jours de la guerre, en libérant les derniers camps de concentration sur le territoire allemand.


par Georges  Abou

Article publié le 24/01/2005 Dernière mise à jour le 24/01/2005 à 18:01 TU