Fespaco 2005
Distribution dans le Maghreb : trois cas d’école
C’est un réalisateur marocain, pas le moins talentueux ni le plus pauvre. L’anecdote qu’il raconte date de 2001. L’année du tournage, dans les environs de Salé, de son cinquième long métrage. A quelques jours du premier clap, son équipe, techniciens et chefs de poste, s’est mise à fondre comme neige au soleil. Raisons de l’épidémie : le tournage de La chute du faucon noir, de Ridley Scott. Pour un Marocain, même doté d’un budget confortable, impossible de rivaliser avec le prestige, la force d’attraction, les salaires hollywoodiens. Il en rit encore, jaune : « Pendant le tournage de mon film, une comédie historique située au XVe siècle, on entendait le bruit des pales des hélicoptères réquisitionnés par la production américaine ». Des anecdotes de ce genre, chaque réalisateur marocain pourrait en livrer sa propre variante. A travers elles se dessinerait un portrait inédit du cinéma chérifien, écartelé entre sa vocation de toujours – sous-traitant de luxe pour cinéastes hollywoodiens en demande de soleil, de désert, d’une armée toujours disponible, de conditions de tournage hautement privilégiées…(1) – et ses ambitions cinématographiques : Nourredine Saïl, directeur du Centre de la cinématographie marocaine (CCM), ne déclarait-il pas récemment viser une production nationale de vingt long métrages par an ?
Aujourd’hui, avec une douzaine de longs-métrages soutenus par un fonds d’aide public (alimenté par une taxe de 5 % sur les recettes publicitaires de la télévision), le royaume chérifien apparaît déjà comme le pôle le plus dynamique du Maghreb, voire de l’Afrique tout entière. Surtout, à l’inverse de la plupart des cinématographies du Continent, ses films bénéficient de véritables sorties en salles. Au Maroc, il n’est pas rare que le hit de l’année soit national : A la recherche du mari de ma femme de Mohammed Abderrahmane Tazi, Une porte sur le ciel de Farida Belyazid, plus récemment, Mektoub de Nabil Ayouch : tous, ces dernières années, ont atteint haut la main les cimes du box-office. Cette situation n’est pas sans rappeler celle de la Tunisie de la fin des années 1980, où de petits films ambitieux parvenaient à se frayer une voie entre comédies égyptiennes et blockbusters américains : plus de 200 000 entrées en 1986, 1989 et 1992 pour chacun des trois premiers films de Nouri Bouzid (L’homme de cendres, Les sabots en or, Bezness), 500 000 pour Halfaouine, de Ferid Boughedir. Période faste et bien révolue, malgré une politique publique de soutien à la production (certes timide : 3,05 millions de dinars en 2004, soit 1,8 million d’euros).
En Tunisie comme au Maroc ou, plus encore, en Algérie, les raisons d’inquiétude tiennent en une seule équation : parabole + piratage + dégradation du parc des salles. Le pays ne compte plus que 35 cinémas (contre une centaine à l’Indépendance), encore sont-ils pour la plupart dans un tel état de vétusté qu’ils n’incitent guère le spectateur à y mettre les pieds. La création de multiplexes, toujours repoussée, ne laisse guère d’espoir sur un retour prochain du public. Pourquoi s’enfermer dans une salle aux fauteuils défoncés quand les paraboles, la vidéo et le VCR pirates permettent de capter toutes les images du monde depuis son propre salon ? Au Maroc aussi, le parc de salles s’est rétréci d’un bon quart en dix ans. Encore l’intérêt que l’Etat porte désormais au cinéma peut-il laisser espérer la mise en place d’une véritable politique anti-piratage. L’Algérie reste quant à elle la zone la plus sombre de ce paysage contrasté. La production cinématographique, déjà bien mise en mal par la dissolution, au début des années 1980, de tous les dispositifs publics de soutien, frôle le néant. Quant aux salles, jadis propriété de l’Etat, puis livrées aux municipalités qui les ont cédées à des privés, elles se sont peu à peu dégradées : transformées dans le meilleur des cas en salles de projection pirates, films américains le jour et pornos la nuit.
par Elisabeth Lequeret
Article publié le 23/02/2005 Dernière mise à jour le 24/02/2005 à 11:35 TU
(1) Avec la signature, en mai 2004, des accords de libre-échange avec les Etats-Unis, la situation ne semble pas en passe de changer. Désormais, en échange de la suppression de la fiscalité américaine à l’encontre des produits américains (20 %), les Etats-Unis élimineront la leur (4 %) sur les biens et services marocains. Dont, last but not the least, le cinéma.