Cinéma
Ray Charles, son génie et ses démons
(Source : United International Pictures)
Des mains agiles courent sur le clavier en ouverture, celles de Jamie Foxx qui accompagnent la voix de Genius, Ray Charles, interprétant What’d I say. En fin de film, une ovation célèbre Georgia on my mind, un titre promu officiellement hymne de l’Etat de Géorgie. Justice lui est alors rendue, car en 1961 le même Etat, alors fortement ségrégationniste, lui avait refusé de se produire en concert. Entre les deux pôles, la musique tient lieu de fil conducteur. Le film raconte l’épopée du genre musical qui fit vibrer des générations dès les années 1950, effaçant les frontières entre la musique blanche et la musique noire. Le parcours de Ray Charles -consacré Genius- commence timidement sur les traces de Nat King Cole et de Charles Brown, les deux grands chanteurs pianistes des années 40 et 50, jusqu’à ce qu’il trouve sa propre expression en mariant de manière explosive et scandaleuse le rythme and blues profane et le gospel sacré, avec I got a woman, sexy et torride (1954).
Ray raconte aussi la vie d’un homme: la plupart de ses grands tubes sont autobiographiques et directement inspirés des conquêtes de Ray Charles, un séducteur notoire. La construction du film, apparemment chaotique, renvoie aux méandres d’un personnage tourmenté pour qui la quête du plaisir et de la reconnaissance se heurtent en permanence à une peur de l’obscurité, et à d’obsédantes images de mort. Le film n’est pas un long récital tranquille et linéaire. Il est aussi ponctué d’épisodes violents, entrecoupé d’incessants retours en arrière sur une enfance soumise à rude épreuve. Plus que par la pauvreté, cette enfance fut marquée au fer par deux épisodes très douloureux: la noyade accidentelle d’un petit frère dont il gardera toute sa vie un vif sentiment de culpabilité, et sa propre cécité, survenue vers l’âge de 7 ans.
La figure de la mère (interprétée par Kerry Washington) à la fois aimante et tendre, énergique et volontaire, donne la mesure au parcours intérieur du musicien qui, pour tout bagage de ce temps béni de la vie, gardera le souvenir de ses étreintes affectueuses, et la mémoire des conseils martelés avec intransigeance tels que «ni chien, ni canne», «ne te laisse jamais traiter en infirme», «il faut que tu t’en sortes seul».
Comment voit-on quand on est aveugle ? «Mes oreilles sont mes yeux», dit Jamie Foxx, alias Ray Charles. D’où sort cette voix puissante et éraillée ? A la fois d’une enfance volée, et d’une volonté de fer pour trouver son chemin, seul et droit, même si l’être, profondément vulnérable, vacillera toute sa vie, la démarche mal assurée. Son équilibre, il ne semblera le trouver qu’une fois assis derrière son piano, mettant alors toute son énergie dans la musique pour évacuer ses douleurs morales ou pour chanter son enthousiasme comme dans Hit the road Jack, Unchain my heart, ou The right times, parmi d’autres. Mais Taylor Hackford a aussi mis en place d’autres repères de lecture: en «extérieurs-jours» on retrouve tous les plans liés à l’enfance (souvenirs lumineux d’amour maternel, mais aussi flashes cruels), à la vie de famille bâtie avec Bea (son essentiel point d’ancrage), et les séquences en car ou en limousines (au début et en fin de carrière) comme autant de métonymies pour raconter les tournées, les absences et les retours. En alternance, les «intérieurs-nuit» racontent la vie des studios, des salles de concert enfumées et endiablées, des maîtresses (les sensuelles Raylettes liées à l’univers de la musique, des hôtels et des tournées); ils servent aussi de toile de fond aux descentes aux enfers (shoot d’héroïne, et bad trips) qui lui font vomir ses plus profonds traumas.
«tout est là, au bout de tes doigts (...) pour exprimer le blues et tous tes sentiments»
Totalement impliqué dans le projet, Ray Charles tenait à ce que le film dise toute la vérité, sans rien occulter, sans idéaliser, sans magnifier car le genius n’était pas qu’un poète à la voix d’or. C’était aussi un redoutable homme d’affaire, qui n’oublia jamais les conseils de sa mère: «attention, les menteurs sont des voleurs». Ray Charles n’ignorait pas que son talent attirait les rapaces. Mais l’enfant pauvre qui put un jour s’offrir une sorte de palace sur les hauteurs de Beverley hills (Los Angeles) n'oublia jamais d'être solidaire de ses frères de couleur. Son combat pour la défense des droits civiques des Noirs est également évoqué: des fans étant maltraités par un service d’ordre, Ray Charles annulera sans hésiter un concert.
Le casting est remarquable, Jamie Foxx ne joue pas, il est Ray Charles à s'y méprendre, jusque dans ses mimiques et ses inflexions vocales. La performance lui valut d’ailleurs déjà d’être récompensé (Golden Globe, prix de l’académie du film britannique), en attendant un probable oscar d’interprétation le 27 février. Pour les besoins du tournage, l’acteur s’est glissé dans la peau du musicien au point de s’imposer soixante jours d’obscurité totale pour mieux ressentir la cécité. Possédé par le personnage, il s’est montré un élève attentif du Maître qui l'avait guidé dans le doigté au clavier: «tout est là, au bout de tes doigts. C’est tout ce que tu dois retenir et comprendre pour exprimer le blues et tous tes sentiments». Au final, Genius a pu visionner une copie du travail, avant de mourir le 10 juin 2004 et, à l’issue de la projection, il a simplement dit «merci ! Ce qu’on montre de mon personnage est extrêmement flatteur».
par Dominique Raizon
Article publié le 24/02/2005 Dernière mise à jour le 24/02/2005 à 08:47 TU
Repères biographiques:
Ray Charles Robinson est né le 23 septembre 1930 à Albany (Géorgie). Il est orphelin à 15 ans. Sa carrière commence vraiment à Seattle en 1948. Ses premiers enregistrements ont lieu à Los Angelès en 1949. En 1952, il signe un contrat avec Atlantic. En 1959, il passe chez ABC-Paramount, et l’année suivante, Georgia on my mind est N°1. Il meurt le 10 juin 2004 à Los Angeles.