Bosnie
Retours des réfugiés et nouveaux exils
(Photo: Hervé Dez)
De notre correspondant dans les Balkans
Dans le centre de Drvar, le bâtiment de la poste croate, refait à neuf, voisine avec des immeubles toujours éventrés. La poste et les principales administrations publiques dépendent en effet des autorités cantonales, et Drvar appartient au canton 10, un fief des nationalistes croates du parti HDZ.
«À Drvar, les Serbes ont les appartements et les Croates ont les emplois», explique Milan, un jeune homme employé dans une organisation internationale. La loi bosniaque prévoit en effet la possibilité du retour et la restitution des propriétés détenues avant le conflit de 1992-1995. Les Serbes, qui ont commencé à revenir massivement à Drvar à partir de 2000, ont donc retrouvé leurs propriétés, mais les emplois publics dépendent toujours du canton. Le drapeau croate flotte toujours à la poste, qui n’emploie pas un seul Serbe, pas plus que la compagnie de distribution d’électricité ou les autres entreprises publiques. À côté de la poste, les deux églises se font face : l’église catholique croate est un petit bâtiment en préfabriqué qui part à l’abandon depuis que les Croates quittent la ville, tandis que l’église orthodoxe serbe vient d’être reconstruite. Les deux lieux de culte restent néanmoins déserts toute la semaine, la dévotion n’étant guère répandue à Drvar.
En dix ans, la population de la petite ville de Drvar a été entièrement modifiée à deux reprises. Avant guerre, les habitants de Drvar, connue pour avoir été un bastion des Partisans communistes et avoir été l’une des cachettes du maréchal Tito durant la Seconde Guerre mondiale, étaient Serbes à près de 99%. En septembre 1995, après la reconquête croate de la région, les Serbes ont été chassés de Drvar et remplacés par des déplacés croates de Bosnie centrale. Depuis, les Serbes reviennent vivre à Drvar, contraignant les Croates à un nouvel exil.
Tensions à l’école
L’école cristallise beaucoup de tensions. Il y a quelques mois, un article d’un quotidien de Zagreb avait évoqué un univers de violence, en parlant d’un nouveau «nettoyage ethnique» dirigé contre les Croates. Un tableau que confirme le directeur, Marko Pezer, un Croate originaire de Kakanj, une petite ville proche de Sarajevo. Il cite immédiatement les chiffres : sur 700 inscrits, l’école compte cette année 155 Croates et 452 Serbes. «Et beaucoup de Croates n’attendent que la fin de l’année pour partir». Ne restent en effet dans la ville que les Croates qui disposent encore d’emplois publics. Tous les autres s’en vont, le plus souvent vers la Croatie voisine.
Marko Pezer prépare lui-même son propre départ. Sa sœur s’est installée à Knin, en Croatie, l’ancien bastion des sécessionnistes serbes repassés sous contrôle de Zagreb en 1995. «Je vais l’aider chaque week-end à construire sa maison», dit le directeur, qui n’exclut pas de la rejoindre rapidement.
Pourtant, l’enseignement fait toujours la part belle au nationalisme croate. En effet, les programmes scolaires sont définis par les cantons, et dans le canton, on apprend la langue, la littérature et l’histoire croate. Les petits Serbes ont droit à des cours séparés dans certaines matières, comme l’instruction religieuse ou l’histoire. Ces barrières ethniques dans l’éducation sont défendues par tous les partis nationalistes de Bosnie. «Mais nos enfants ne peuvent pas connaître une scolarité harmonieuse dans les conditions actuelles. Ils apprennent la langue croate à l’école, mais dans la rue comme dans la cour de récréation, ils n’entendent parler que le serbe», déplore le directeur. Les deux langues sont pourtant extrêmement proches, et seuls les nationalistes des années 1990 ont voulu à toute force les différencier.
Ce point de vue croate est vivement contesté par les autorités locales. Drvar est un bastion des Sociaux-démocrates serbes indépendants (SNSD), la formation d’opposition serbe dirigée par Milorad Dodik. «Ici, les nationalistes du Parti démocratique serbe (SDS), les amis de Karadzic, n’ont aucune chance de s’implanter. Ils ne se présentent même pas aux élections», s’exclame Slobodanka Grubor, députée de Drvar à l’assemblée du canton et au Parlement de la Fédération de Bosnie-Herzégovine. «Notre ville avait l’image d’une ville rouge. Nous étions tous communistes ici, nous étions une ville ouvrière, et nous n’avons jamais été attirés par le nationalisme. Après l’éclatement de la Yougoslavie, les nationalistes nous l’ont fait payer. Ils se sont vengés contre Drvar, parce que nous n’étions pas des bons Serbes à leurs yeux. Ensuite, cela a été au tour des nationalistes croates de ravager notre ville. Nous sommes les seuls à avoir été à la fois victimes des tchétniks et des oustachis. Aujourd’hui, malgré tout cela, la vie reprend, et les mariages mixtes, entre Serbes et Croates, ne sont pas si rares que cela».
Le territoire de la commune de Drvar est en effet recouvert de grandes forêts. Avant la guerre, des entreprises publiques géraient ce patrimoine forestier. Une entreprise basée en Croatie, la Finvest, a bénéficié de conditions de privatisation douteuse dès juin 1996, quelques mois après la fin de la guerre, mais elle exploite toujours l’essentiel des forêts.
L’ingénieur Bajic dirige l’association des travailleurs sans emplois de Drvar, âgé d’une soixantaine d’années, il vit dans le village de Vidovo Selo, un petit coin de paradis naturel dans les montagnes qui domine Drvar. Sa famille survit grâce à une pension d’invalide de la Seconde Guerre mondiale que touche toujours son beau-père, âgé de plus de 90 ans. «Depuis 1995, on a compté 276 suicides à Drvar. Nous n’avons pas connu de massacre comme à Srebrenica, mais depuis dix ans, nous vivons une sorte de Srebrenica lent. Les nationalistes serbes et croates se sont entendus pour transformer peu à peu notre ville en un grand cimetière».
L’ingénieur Bajic réserve beaucoup de ses critiques aux organisations internationales, toujours toutes puissantes en Bosnie. «Elles parlent de démocratisation, mais en réalité, elles cautionnent le pouvoir des partis nationalistes, et des mafias qui organisent le saccage de la Bosnie. Il n’y a pas de problème interethnique, mais il faudrait mettre à plat les privatisations crapuleuses, lutter contre les mafias et la corruption. S’il y avait du travail, tout le monde pourrait vivre ensemble en Bosnie, comme autrefois, sans aucun problème»par Jean-Arnault Dérens
Article publié le 17/05/2005 Dernière mise à jour le 17/05/2005 à 11:58 TU