Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Etats-Unis

Guantanamo : faut-il fermer le «Goulag» ?

Amnesty  International a qualifié Guantanamo Bay de «Goulag de notre époque».(Photo : AFP)
Amnesty International a qualifié Guantanamo Bay de «Goulag de notre époque».
(Photo : AFP)
Après qu’Amnesty International a qualifié Guantanamo Bay de « Goulag de notre époque », après les révélations du Pentagone sur des profanations du Coran, le sénateur démocrate Joseph Biden estime qu’il est temps de fermer le camp de prisonniers de « la guerre contre la terreur ».

De notre correspondant à New York

Le tabou est levé. L’existence même de la base américaine de Guantanamo Bay à Cuba est désormais remise en cause. « Je pense que nous devrions finir par la fermer et déplacer ces prisonniers », a déclaré le sénateur du Delaware Joseph Biden. « Le plus important est que selon moi plus d'Américains sont en danger par suite de la perception (de la prison) qui existe à travers le monde que s'il n'y avait pas Gitmo (le diminutif pour Guantanamo) », a-t-il ajouté, expliquant que « ceci est devenu le meilleur outil de propagande qui soit pour recruter des terroristes à travers le monde ». Le sénateur, qui est un poids lourd de la commission des Affaires étrangères, a également déposé un projet de loi instaurant une commission indépendante pour examiner la situation à Guantanamo, ainsi que dans la prison irakienne d'Abou Ghraib et dans les autres lieux de détention américains. « Je pense que nous devrions y aller, faire le ménage et passer à autre chose », a ajouté Joseph Biden.

Fin mai, le rapport annuel de l’organisation Amnesty International a provoqué une onde de choc dans l’opinion. « Guantanamo est devenu le Goulag de notre époque » a affirmé la secrétaire générale de l’organisation Irène Khan. Dans un tir de barrage parfaitement coordonné, l’administration Bush s’est indignée de la comparaison. « C’est absurde, c’est une accusation absurde », a affirmé le président Bush. Donald Rumsfeld est allé plus loin en qualifiant ces propos de « répréhensibles » et affirmant qu’ils « ne peuvent pas être excusés ». « Je ne les prends pas au sérieux (…), franchement, cela m’a offensé », a pour sa part déclaré le président Dick Cheney. Comme l’a relevé le Washington Post, ces mêmes trois hauts responsables citaient abondamment Amnesty International pour dénoncer les violations des droits de l’homme commises par le régime de Saddam Hussein.

L’organisation a été vilipendée dans la presse conservatrice. Mais depuis l’affaire du « Goulag », le trafic sur son site Internet a été multiplié par six, les donations par cinq, et l’entrée de nouveaux membres par deux ! Sur Fox News Sunday, William Schulz, le directeur de la branche américaine d’Amnesty s’est expliqué sur la comparaison avec le Goulag soviétique : « Ceci n’est absolument pas une analogie exacte ou littérale, et notre secrétaire générale l’a reconnu. Dans l’ampleur et dans la durée, il n’y a aucune similitude entre les centres de détention américains et le Goulag. Les gens ne sont pas affamés dans ces centres. Ils ne sont sujets à aucun travail forcé. » Mais le réseau mondial de détention américain, « dont beaucoup de prisons secrètes dans lesquelles ont fait littéralement disparaître des personnes », dans lequel les détenus sont parfois torturés ou tués comporte des similitudes avec le Goulag a-t-il expliqué.

Une chaîne de camps de détention fantômes

La Maison Blanche est particulièrement embarrassée par l’affaire des profanations du Coran à Guantanamo. Elle a le mois dernier publiquement humilié le magazine Newsweek, pour avoir rapporté en se fondant sur une source qui s’est rétractée qu’une enquête interne allait révéler qu’un Coran avait été jeté dans des toilettes à Guantanamo. Mais depuis, le Pentagone a dû rendre publics plusieurs incidents. Au cours d’un d’entre eux, un garde a affirmé avoir « par mégarde » uriné sur un détenu et son Coran à travers une bouche d’aération, à cause du vent. Au cours de quatre autres incidents confirmés par l’armée, des Corans ont également été piétinés, arrosés, ou souillés d’insultes. L’affaire du Coran dans les toilettes n’a pas été confirmée par l’enquête interne de l’armée, mais de nombreux détenus libérés de Guantanamo ont témoigné d’incidents similaires.

Il reste à Guantanamo Bay près de 520 détenus, dont certains sont là depuis plus de trois ans, sans avoir eu accès à un avocat, sans contact direct avec leur famille et sans perspective de libération. Pendant de longs mois, la presse américaine, emportée par la vague du 11 septembre, s’est très peu intéressée à la prison phare de la guerre contre la terreur. Le scandale de la prison irakienne d’Abou Ghraib a changé la donne. Les grands journaux ont depuis révélé de nombreux cas d’abus à Guantanamo : des détenus nus, enchaînés au sol pendant des heures dans leurs excréments, des femmes interrogateurs qui utilisent leur sexualité pour déstabiliser des détenus, des innocents retenus pendant des années… L’opinion américaine n’a suivi que lentement. La question de Guantanamo a été totalement ignorée par John Kerry durant la campagne présidentielle, et les Démocrates se sont montrés prudents et divisés sur cette question, qui, craignent-ils, risque de les rendre vulnérables à des accusations de non-patriotisme.

Les choses sont-elles en train de changer ? Les déboires judiciaires de l’administration Bush concernant Guantanamo, l’absence sur la base cubaine de terroristes de haut rang, les nombreuses histoires de détenus innocents finalement relâchés, l’emprisonnement d’enfants afghans pendant plusieurs mois, les mémos d’agents du FBI dénonçant la violence des interrogatoires finissent par ébranler la Maison blanche. Dimanche, le New York Times se joignait au concert des voix qui réclament la fermeture de « cette honte nationale », qui « embarrasse » les alliés des États-Unis et « sert d’outil de recrutement de la plus haute efficacité pour les islamistes radicaux ». Les prisonniers qui peuvent être poursuivis devant la justice américaine doivent l’être, estime le quotidien, et les autres doivent être relâchés et non pas « envoyés dans des dictatures coopératives où des autorité locales délinquantes peuvent les torturer sans que les Américains aient à en rendre compte – comme ils l’ont semble-t-il fait récemment dans des endroits comme l’Ouzbékistan, la Syrie et l’Egypte ».

« Ce qui rend la métaphore du Goulag d’Amnesty pertinente est que Guantanamo n’est que le maillon d’une chaîne de camps de détention fantômes » dont certains sont secrets poursuit le journal selon lequel « chacun a produit ses propres histoires d’abus, de torture et d’homicides criminels ». « Ceux-ci ne sont pas des incidents isolés, mais une partie d’un système de détention global étroitement relié qui ne rend aucun compte à la loi », conclut le New York Times, qui tente de mettre la question de Guantanamo sur le devant de la scène.


par Philippe  Bolopion

Article publié le 07/06/2005 Dernière mise à jour le 07/06/2005 à 10:41 TU

Philippe Bolopion est l’auteur de Guantanamo : le bagne du bout du monde aux éditions La Découverte.