Economie
Vent de panique chez les sucriers africains

(Photo : AFP)
Le projet sucrier européen répond aux réclamations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), mais aussi aux intérêts des plus compétitifs parmi les 25, la France et l’Allemagne en particulier. Les autres couleront. Pour leur part les pays ACP demande une réduction des prix plus graduée. Ils stigmatisent au passage deux traits caractéristiques des prix du sucre sur le marché libre : «leur volatilité et leur niveau très en dessous des coûts de production». Pour s’adapter à la nouvelle règle du jeu, ils chiffrent à quelque 500 millions d’euros l’aide nécessaire, c’est-à-dire douze fois plus que l’enveloppe annoncée par Bruxelles. C’est aussi ce qui ressort des calculs de l’ONG de développement britannique Oxfam, qui vient de produire une «Critique du plan d’action de la CE pour les pays touchés par la réforme sucre de l’UE».
Selon le responsable de l’Oxfam à Bruxelles, Luis Morago, «la réduction des prix sera très nuisible pour les pays africains pauvres et la réforme globale ne garantit pas de mettre un terme à la surproduction et au dumping de l'UE». Oxfam note aussi que «le plan d’action ne mentionne pas l’influence négative de l’exportation chaque année vers l’Afrique de 600 000 tonnes de sucre» grâce auxquelles les Européens faisaient jusqu’à présent de la place sur leur marché. Oxfam demande que l’aide européenne – revue et corrigée selon sa propre évaluation – soit étendue à tous les Pays les moins avancés (PMA) «exposés aux retombées de la réforme sucre» parce qu’ils exportent du sucre en Europe en dehors du protocole spécifique qui lient les pays ACP à l’UE. Et cela, soit parce qu’ils n’appartiennent pas au groupe des 18, soit parce qu’ils dépassent les quotas. C’est le cas du Burkina, de l’Ethiopie, de Madagascar, du Malawi, du Mozambique, du Soudan, de la Tanzanie et de la Zambie. Tout ou partie des exportations sucrières en Europe de ces pays s’inscrit en effet dans un autre protocole intitulé «Tout sauf les armes».
Des conséquences socio-économiques incalculables
Au Sud du Sahara, seule l’Afrique du Sud (avec plus de 2 millions de tonnes produites chaque année dont la moitié exportée) émarge parmi les dix poids lourds du marché mondial où ils pèsent 75 % des quantités mises en circulation. En position dominante au niveau planétaire, le Brésil (26 millions de tonnes produites dont plus de 13 exportées) a reçu le renfort de deux autres géants du sucre, l'Australie (5 millions de tonnes produites en 2003) et la Thaïlande (7,7 millions), pour porter plainte contre le système des subventions européennes, devant l’OMC. Vu du haut de ces montagnes de sucre, les petits producteurs africains ne sont bien sûr que poussières. La Zambie, par exemple, qui exporte la moitié de sa production, soit 119 000 tonnes (sur 230 000 en 2003). Elle en tire quand même de quoi alimenter son produit intérieur brut (PIB) pour 2,3%, exactement comme le Zimbabwe, qui a exporté seulement 124 000 tonnes (pour 482 000 tonnes produites en 2003).
Les quelque 480 000 tonnes de sucre (sur 616 000 produites) exportées en 2003 par le Swaziland ont représenté 24% du PIB du petit royaume. Et, jusqu’à présent, le sucre a fait la bonne fortune de l’île Maurice. En 2003, il a contribué pour 8% à la formation de son PIB, avec l’exportation de la quasi totalité des 538 000 tonnes produites sur place, malgré les cyclones. La canne à sucre est l’une des rares cultures à leur survivre. Mais cette fois, c’est une autre tempête qui s’annonce et le porte-parole des pays ACP producteurs de sucre est justement le ministre de l’Agriculture mauricien, Nando Bodha. Il est furieux. Il «ne comprend pas l'obsession et le cynisme de Bruxelles».
L'industrie sucrière, un moteur de développement
Nando Bodha estime à 133 millions de dollars le manque à gagner que va entraîner pour son pays la décision européenne. Certes, il concède que «la réforme du régime sucrier européen est nécessaire». Mais il refuse une décision qui risque de signer l’arrêt de mort de la filière sucre dans les pays ACP. «L'industrie sucrière est un moteur et un pilier de développement et de cohésion sociale dans nos pays», fait-il observer. De fait, elle occupe 162 000 personnes en permanence au Zimbabwe, 93 000 au Swaziland ou 62 000 en Zambie, terre de mineurs. Et, à l’approche de la campagne de ramassage des cannes au Congo Brazzaville, les jeunes chômeurs et les anciens combattants se disputent en ce moment même les emplois saisonniers de coupeurs.
Le ministre mauricien est tranchant. «On ne peut pas laisser le destin des pays ACP aux mains de la Commission européenne», s’insurge-t-il, en dénonçant «une contradiction flagrante entre, d'une part, le discours de l'Union européenne concernant le développement des pays les plus pauvres et, d'autre part, le cynisme avec lequel la Commission européenne veut vouer au sous-développement un certain nombre de pays qui dépendent du protocole sucre». Coupeurs de cannes ou coupeurs de routes, sous certaines latitudes, tel risque d’être le dilemme en effet. Pour sa part, Nando Bodha promet de lancer une dure campagne de lobbying contre la Commission européenne. Prévoyante, l’île Maurice songe aussi à recycler sa bagasse en énergie alternative. Mais produire de l’éthanol en place de sucre, c’est encore une guerre économique à livrer.
par Monique Mas
Article publié le 25/06/2005 Dernière mise à jour le 24/06/2005 à 16:58 TU