Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Albanie

La vendetta, un drame albanais

Dedë Peraj, le responsable du comité de réconciliation de Pukë. Photo: Jean-Arnault Dérens
Dedë Peraj, le responsable du comité de réconciliation de Pukë.
Photo: Jean-Arnault Dérens
Loin de tout « folklore », la vengeance de sang est une tragédie qui continue d’ensanglanter l’Albanie et le Kosovo. Quinze ans après l’effondrement du communisme en Albanie, six ans après la fin de la guerre du Kosovo, le développement de la vengeance privée s’explique par l’absence d’État et la faillite de la justice. Cela fait trois ans que A. et ses deux fils de 13 et 17 ans ne sont pas sortis d’une pièce de 20 mètres carrés, soigneusement calfeutrée, maintenue dans la pénombre par des rideaux toujours tirés. Les enfants ne sont plus scolarisés et le père a perdu son travail de policier.

De notre envoyé spécial Tirana

Il y a trois ans, le beau-frère a tué un voisin pour une sombre histoire de branchement électrique pirate. Ce beau-frère s’est rendu à la police immédiatement après le meurtre, et il purge une peine de 12 ans de prison. Mais la famille de la victime ne se satisfait pas de ce jugement. La tradition veut en effet que seul un nouveau «sang» puisse laver le sang d’un meurtre précédent. En albanais, la vengeance se dit «gjakmarrja», ou «reprise de sang». La famille A. a quitté sa maison des faubourgs de Tirana, pour s’installer dans un petit deux-pièces d’un immeuble délabré du centre de la capitale albanaise, plus discret. Seule la mère et la fille sortent pour travailler et faire les courses.

Les voisins sont supposés ne pas savoir que les hommes de la famille habitent dans l’appartement. Les deux garçons, qui n’ont pas vu le jour depuis trois ans, ont la peau blanche et cadavérique. Le père explique qu’il a écrit, mais sans aucun succès, à toutes les plus hautes autorités du pays. «Comment avoir confiance dans l’État, quand nous sommes obligés de rester reclus en plein centre de la capitale ? Si mes enfants sortent, ils peuvent être abattus à tout moment». Les deux adolescents restent silencieux, le plus jeune finit par lâcher d’une voix timide qu’il aimerait bien sortir, pour retrouver ses copains  «d’avant».

Pour rencontrer la famille A., il faut passer par Gjin Marku, le président du Comité national de réconciliation. Ce dernier, issu d’une famille catholique du nord de l’Albanie, descend d’une longue lignée de médiateurs et de réconciliateurs. «Mes grands-parents étaient déjà très connus pour cet engagement», explique-t-il. Malgré la lourde chape de plomb du régime stalinien albanais, Gjin a été élevé dans le respect de la tradition et de la religion. Gjin Marku explique qu’à l’époque communiste, la vengeance de sang, combattu par les autorités, avait disparu. Depuis 1990, elle embrase à nouveau le pays. Les chiffres sont difficiles à établir, mais chaque année, on enregistrerait au moins une centaine de meurtres, et des milliers de familles vivent en réclusion. «Tant que l’État ne jouera pas son rôle, le cycle infernal des vengeances continuera de s’étendre», explique Gjin.

La vengeance selon le code

Le kanun de Lekë Dukagjini, le code traditionnel des montagnes du nord de l’Albanie, ne vise pas à généraliser la vengeance. Au contraire, il prévoit des procédures de réconciliation et essaie d’encadrer la violence, en la limitant aux cas où aucune autre solution ne peut être trouvée. La société albanaise, comme beaucoup de sociétés traditionnelles de la Méditerranée repose sur deux valeurs fondamentales : l’hospitalité et l’honneur de la famille. Ce n’est que lorsque ces deux valeurs sont attaquées que le meurtre devient envisageable. La mise en forme du kanun est attribué au prince Lekë Dukagjini (1410-1481).

Le kanun, parfois peu adapté aux enjeux de la vie moderne, est souvent aujourd’hui détourné de sa fonction. «Par exemple, explique Gjin, d’après le kanun, seuls les enfants mâles de plus de 14 ans peuvent être touchés par la vengeance, mais aujourd’hui on tue même des enfants, seules les femmes sont toujours protégées». Gjin Marku utilise néanmoins toutes les procédures prévues par le kanun pour essayer de jouer un rôle de médiation entre les familles. La famille d’une victime peut ainsi toujours offrir une trêve plus ou moins longue à la famille du meurtrier, avec la garantie de la «besa», la parole solennellement donnée.

Le comité de réconciliation a mis en place un réseau d’antennes locales dans tout le pays. Dans la commune de Lushnja, dans le sud de l’Albanie, on trouve un comité dans le moindre hameau. Ces comités locaux regroupent au moins trois personnes : l’instituteur, un représentant de l’État et un «missionnaire» mandaté par le comité de réconciliation. Fait assez exceptionnel, des femmes sont fréquemment impliquées dans les comités, qui regroupent indifféremment des musulmans et des orthodoxes, les deux principales communautés présentes dans la région.

La situation est autrement plus difficile dans le nord de l’Albanie, terre traditionnelle de la vendetta. Le district montagneux de Pukë, à mi-chemin entre la ville de Shkodra et le Kosovo, compte environ 20 000 habitants. En quinze années de «transition»  cette zone montagneuse déshéritée a perdu près de la moitié de sa population, affectée par l’exode rural. Cent familles sont impliquées dans des vendettas, soit près de 2 000 personnes. Un habitant sur 10. «Ici, explique Dedë Peraj, le responsable local du Comité de réconciliation, les conflits remontent souvent à des dizaines d’années, avant l’époque communiste. Dans la tradition, le sang ne passe jamais».

Les conditions du pardon

Dedë Peraj peut néanmoins inscrire quelques succès à son actif. Il y a deux ans, le comité a réussi à réconcilier deux familles d’un village très reculé de la montagne, en conflit depuis les années 1930. Le prêtre catholique du village a béni la procédure de réconciliation, car la population de cette zone montagneuse est très majoritairement catholique. Dedë Peraj explique les deux possibilités d’action. «Si le nombre de morts est équivalent dans les deux familles, une réconciliation est possible. Sinon, il faut que la famille qui compte un mort de plus accepte de pardonner à la famille débitrice. C’est souvent plus difficile».  Dans une ville comme Pukë, la pression sociale est extrêmement forte. Une famille qui ne vengerait pas un meurtre perdrait vite son honneur. À l’intérieur même des familles, le même type de pressions s’exercent sur les fils qui doivent accomplir la vengeance et deviennent ainsi parfois contre leur gré des meurtriers.

Dans la ville même de Pukë, de nombreuses familles vivent toujours recluses, comme la famille G. Un des frères a tué un voisin, il y a huit ans. Après avoir accompli une peine de sept ans de prison, il a rejoint ses trois frères, qui sont enfermés avec leurs enfants. L’arrivée d’un visiteur effraye les petits garçons, qui sont nés en réclusion et ne sont jamais sortis de l’enclos familial. «Mon frère a été obligé de tuer», explique l’aîné. «Il a payé en allant en prison. Nous avons tout proposé à la famille adverse pour nous réconcilier, mais ils ne veulent rien entendre. Pourquoi tous nos enfants doivent-ils être condamnés à la mort lente de la réclusion? » 

Le fléau touche aussi le Kosovo. En 1989, l’intellectuel catholique Anton Cetta avait lancé une vaste campagne de réconciliation, qui avait permis d’arrêter au moins 2 000 crimes de sang. Presque toutes les familles avaient accepté d’enterrer leurs querelles pour faire front à la répression du pouvoir serbe. Depuis l’instauration du protectorat des Nations unies sur la province, l’opposition à Belgrade n’a plus lieu de souder ainsi la société albanaise du Kosovo, et les vengeances ont repris de plus belle. Aucun chiffre global et fiable n’est disponible, mais des dizaines de familles et d’enfants vivent en réclusion, alors que l’ONU essaye, sans grand succès, d’imposer les règles d’un État de droit.

En Albanie, hormis l’engagement du Comité de réconciliation, de l’Église catholique et de quelques ONG, l’État demeure presque silencieux sur le drame terrible que représente la vendetta.  «Les Albanais ont été habitués à un pouvoir totalitaire, répressif et violent, aussi bien en Albanie qu’au Kosovo», explique Gjin Marku.  «En Albanie, ce pouvoir s’est effondré au début des années 1990, et depuis, l’État n’arrive toujours pas à se construire. Les Albanais sont les témoins de la corruption massive de la police, de la justice et du pouvoir politique. Comment feraient-ils confiance aux institutions dans ces conditions ? Notre comité essaye d’expliquer que la solution des problèmes doit passer par la loi, mais la population fait beaucoup plus confiance à la tradition transmise par le kanun».


par Jean-Arnault  Dérens

Article publié le 31/07/2005 Dernière mise à jour le 31/07/2005 à 12:31 TU