Japon
Hiroshima : paroles de survivants, 60 ans après la bombe
Vue aérienne avant la bombe et après... (Photo : Valérie Rohart/RFI) |
Kak Boon Soeun
En ce matin du 6 août 1945, Kak Boon Soeun est fatiguée. Une bonne partie de la nuit elle a été réveillée par les alertes aériennes. Comme tous les habitants d’Hiroshima, elle est descendue plusieurs fois aux abris, au rythme des alertes.
Kak Boon Seun s’est sans doute dépêchée un peu plus que les autres, elle a pris ces alertes un peu plus au sérieux, car la veille, le chef du quartier lui a tenu des propos étranges. A 17 ans, comme tous les jeunes de son âge, Kak Boon Soeun est mobilisée pour la défense passive. Avec les autres Coréens de son quartier, elle doit créer des barrières anti-feu en démolissant des rangées entières de maisons. La ville n’a étrangement pas été bombardée depuis le début de la guerre mais elle a l’expérience de Tokyo qui a déjà été entièrement détruite par les bombes incendiaires américaines.
A la fin de la journée de travail, le chef de quartier a réuni ces jeunes mobilisés, et les a prévenus qu’une très grosse attaque était en préparation sur Hiroshima. En quittant le chantier, Kak Boon Soeun et ses camarades ont parlé de ces espions qui sont capables de ramener des informations si précises. C’est pour cela que dans la nuit, dès les premières alertes aériennes, elle est descendue un peu plus vite aux abris avec un balluchon un peu plus gros que d’habitude. Une bonne partie de la nuit elle a redouté sans dormir, cette première attaque d’Hiroshima. Et contre toute attente, à 2 heures du matin, la dernière alerte a été levée. Comme les autres habitants, elle est sortie de son abri, a instinctivement regardé vers le ciel et est rentrée chez elle. Ensuite, comme chaque matin, elle s’est réveillée tôt, est allée chercher de l’eau, a préparé le riz pour toute la famille, des portions bien maigres car tout est rationné. Un peu après 8 heures, épuisée par cette nuit trop courte, elle s’apprête à se remettre au lit quand sa voisine frappe à la porte. Elle a appris qu’une distribution de rations de riz venait de commencer. En se dépêchant, elles n’arriveront pas trop tard. Le temps de passer un pantalon sous sa tunique, de se passer un peu d’eau fraîche sur le visage, Kak Boon Soeun laisse la voisine attendre dehors et entre aux toilettes.
Maquette de la bombe qui tombe sur la ville (Photo : Valérie Rohart/RFI) |
Hakiro Takahachi
A ce moment très précis, Hakiro Takahachi est dans la cour de l’école. A 14 ans, il est en 2ème année de collège, et avec ses camarades, il attend la cérémonie matinale à la gloire de l’Empereur et de la nation japonaise.
Comme le ciel est très bleu et très dégagé, il voit très bien le bombardier américain qui passe dans le ciel. Il n’y en a qu’un, il n’y a pas d’alerte, avec ses camarades, il le montre du doigt et se demande ce qu’il peut bien faire tout seul dans le ciel d’Hiroshima.
Les professeurs sortent de leur salle, regardent eux aussi ce B-29 mais ne s’attardent pas : il est l’heure d’entrer en classe. D’ailleurs le chef de classe vient d’appeler pour mettre les enfants en rang.
Michiko Yamaoka
Avec un an de plus, Michiko Yamaoka devrait être en troisième année de collège mais au-delà de quinze ans tous les jeunes sont mobilisés pour la défense passive. Aujourd’hui elle doit se rendre à la poste pour faire des travaux de protection du bâtiment. Comme elle est un peu en retard, elle presse le pas et regarde plutôt ses pieds que le ciel. C’est donc le bruit qu’elle repère d’abord. Le ronronnement inquiétant d’un bombardier. Elle lève la tête pour mieux le situer et comme il fait déjà très beau, elle met la main devant ses yeux pour éviter d’être éblouie.
Elle a juste le temps de voir cette très belle lumière bleue qui vire au jaune, exploser au-dessus d’elle, avant de perdre connaissance.
Sanao Tsuboi
Sanao Tsuboi est lui sur le chemin de l’université quand il voit une lumière éclatante, la couleur du magnésium dit-il, une lumière d’argent qui vire au rouge. Il a à peine le temps de voir cette immense lueur qu’il se sent projeté et perd connaissance. Quand il revient à lui, la belle journée d’été s’est transformée en obscurité profonde. Il fait noir. Il ne parvient pas à voir à plus de dix mètres. Il ne le sait pas encore mais la première bombe atomique de l’histoire de l’Humanité vient d’exploser à moins d’un kilomètre de lui.
Lui qui a été élevé dans le culte de l’Empereur, se dit immédiatement que son pays a perdu la guerre et qu’il faut se venger des Américains.
Il n’a pas le temps d’épiloguer sur le sujet : dans la seconde qui suit, il sent ses lèvres toutes gonflées sous l’effet d’une violente brûlure. Peu à peu il réalise que tout son visage est brûlé, ses oreilles, ses mains, ses bras. Tout son visage est noir, ses manches de chemise sont noires et pendent entremêlées avec la peau de ses avant-bras brûlés eux aussi. Ses jambes sont dans le même état : le bas de son pantalon a disparu laissant des lambeaux de tissu.
Décombres
Au moment où elle ferme la porte des toilettes, la maison s’effondre sur Kak Boon Soeun. Comme elle est à l’intérieur de la maison, elle ne voit pas et n’entend pas le B-29 «Enola gay» qui vient de lâcher la première bombe atomique sur Hiroshima. Mais en entendant le bruit de l’explosion, elle se protége les yeux et les oreilles comme elle a appris à le faire au cours des exercices de sécurité. Juste après, la maison s’effondre. Elle perd connaissance et lorsqu’elle revient à elle, elle voit la voisine toujours debout dans la rue, entièrement nue, et noire, toute noire, les cheveux hirsutes et grillés, ses bras brûlés, la peau qui pend jusqu’au niveau du coude.
Plantée ainsi au milieu de la rue, la voisine porte ses mains au niveau de son visage et dit dans un souffle «ça été chaud». Puis elle part comme une automate, les mains toujours au niveau du visage essayant dans un réflexe dérisoire, de retenir la peau de ses bras. Fantôme au milieu des fantômes, elle rejoint le flot de survivants qui s’éloignent sans savoir où ils vont, insensibles aux cris de Kak boon Soeun qui est coincée sous les décombres, les jambes bloquées sous une poutre.
Kak Boon Soeun se demande si sa maison a été la seule touchée car tout est silencieux mais peu à peu elle entend les premiers appels au secours dans les maisons alentours.
Lorsqu’elle revient à elle Michiko Yamahoda pense qu’une bombe incendiaire vient d’exploser juste au-dessus de sa tête. Elle sent bien qu’elle est coincée dans les décombres. Elle est persuadée qu’elle ne reverra jamais sa mère. Elle lui dit «au revoir». Elle sent son visage et ses lèvres toutes gonflées, elle sent les brûlures sur tout son corps.
Après le silence des premiers instants, elle entend des «au secours» et comprend qu’elle n’est pas la seule prise au piège. Le souffle de la bombe a tout détruit autour d’elle et la vague instantanée de chaleur provoque maintenant des incendies spontanés. Les décombres commencent à prendre feu tout atour d’elle. Il faut qu’elle sorte de là très vite mais toute la partie supérieure de son corps est bloquée, elle ne peut bouger que ses jambes.
Elle crie au secours mais elle sent que personne ne vient, que les cris autour d’elle s’éteignent peu à peu. Elle sent l’urgence du feu qui approche mais n’arrive pas à se décoincer.
Au milieu de la panique qui l’envahit, elle entend la voix de sa mère qui crie «Michiko, Michiko». Elle l’appelle et bientôt sa mère est là toute proche. A elle seule, elle n’arrive pas à dégager sa fille des décombres. A son tour, elle appelle à l’aide mais tout autour les gens fuient, fuient les décombres, fuient l’incendie, fuient la vision d’horreur de ces blessés plus morts que vivants qui marchent sidérés et hagards. Et personne ne vient aider Michiko. Un voisin conseille même à sa mère de fuir l’incendie qui prend un peu partout.
Avec la force de désespoir, la mère de Michiko parvient à soulever une poutre, elle tire Michiko des décombres. Elles vont rejoindre le flot des survivants.
Maquette d'un quartier d'Hiroshima après l'explosion. (Photo : Valérie Rohart/RFI) |
Malgré la douleur qui l’envahit, Sanao Tsuboi regarde autour de lui. Il ne comprend pas ce qui s’est passé. Il n’a pas beaucoup de perspective mais aussi loin qu’il peut voir, il n’y a plus une maison debout, plus un arbre, toute la ville a été rasée en une seconde. Pourtant il voit distinctement le tracé des rues, des avenues, des boulevards. Il se repère très bien au milieu de cette ville qui n’existe plus. Quelques instants après avoir repris connaissance, il entend quelqu’un qui crie au secours. A son tour il appelle pour pouvoir situer l’appel au milieu des décombres. Mais très vite plus personne ne répond à ses «où êtes-vous, où êtes-vous ?», très vite les décombres prennent feu les uns après les autres. Bientôt Hiroshima n’est plus qu’un gigantesque incendie. La rue est jonchée de débris, de bouts de verre, d’éclats de bois. Sanao Tsuboi cherche une direction pour s’enfuir, celle où l’incendie laisse une échappatoire.
Les ruelles sont inaccessibles, il se retrouve bientôt au milieu d’un boulevard dans le flot d’une foule qui fuit sans autre but que d’échapper à l’enfer.
Dans la cour de récréation, Hakiro Takahachi vient juste de reprendre connaissance. Il est à une bonne dizaine de mètres de l’endroit où il était au moment de l’explosion. Dans l’obscurité et la poussière, il regarde autour de lui : tous ses camarades sont éparpillés dans la cour. Certains sont visiblement morts, d’autres gémissent. Le toit de l’école s’est effondré avec une partie des murs. Avec quelques camarades, il a été protégé par le mur d’enceinte de l’école mais la chaleur de la bombe n’a épargné personne, tous leurs vêtements sont en lambeaux, tous sont gravement blessés. A ses côtés un camarade de sa classe pleure et réclame ses parents. La main droite d’Hakiro Takahashi est très brûlée, il attrape son camarade par la main gauche et l’entraîne loin de l’école. Le gamin pleure toujours et appelle ses parents de plus en plus fort. Hakiro Takahashi lui intime l’ordre de se taire, lui explique que cela ne sert plus à rien, qu’il faut seulement fuir et, protégés par leurs chaussures en cuir qui ont résisté, ils marchent vers l’ouest, vers la rivière.
En fuyant toujours vers l’est, Hakiro Takahashi voit des gens criblés d’éclats de verre, il voit une femme marcher en se tenant les yeux sortis des orbites, il voit des centaines de grands brûlés, la chair à vif. Il voit au sol des morts éviscérés à la fois par la violence du souffle de l’explosion et par la chaleur qui a atteint jusqu’à 4 000°C au sol.
Hakiro Takahashi ne sent pas ses propres blessures, il fuit vers l’ouest tenant toujours son camarade par la main. Ils atteignent la rivière, ils passent le pont, laissant derrière eux l’incendie qui progresse. La plupart des survivants ont fait comme eux et ils sont nombreux maintenant sur l’autre rive. Au milieu de la foule choquée, il voit le frère de son grand-père. A son regard, il mesure l’étendue de ses propres blessures. Tout d’un coup il sent la douleur, elle l’envahit, il se met à son tour à pleurer, n’arrive plus à s’arrêter. Pour calmer les brûlures il descend dans la rivière. Des centaines d’autres brûlés ont fait comme lui, comme ils ont appris à le faire au cours des exercices de sécurité, pour échapper aux bombes incendiaires. Par dizaines, ils boivent l’eau de la rivière pour étancher une soif insupportable. Hakiro Takahashi les voit plonger la tête dans l’eau, se relever et mourir aussitôt, leurs corps immédiatement happés vers le fond car brûlés de l’intérieur et ne résistant pas à l’eau salée et vaseuse du delta.
Dans un effort désespéré Kak Boon Soeun est sortie des décombres. Elle a rejoint le flot des survivants accueillis dans des camps de fortune autour d’Hiroshima. Quelques jours après la bombe, elle est retournée dans son quartier. C’est là qu’elle a appris la mort de la voisine. Elle a brutalement compris pourquoi cette dernière ne l’avait pas aidée à sortir des décombres. Elle a regretté de lui en avoir voulu. Soixante ans après, elle pleure encore à la seule évocation de la voisine morte en l’attendant seule dans la rue.
Kak Boon Soeun vit toujours dans le quartier coréen d’Hiroshima. Elle milite pour la paix. Sa petite maison est décorée de grues de papier, symboles de la paix.
Mémorial d'Hiroshima (Photo : Valérie Rohart/RFI) |
Michiko Yamaoka a été très brûlée, notamment au visage et aux mains. Elle s’est d’abord rendue au centre médical pour les victimes d’Hiroshima mais elle a vite compris que les médecins américains qui géraient ce centre, étaient là pour étudier les effets de la bombe sur les survivants d’Hiroshima, pas pour les soigner. En 1955, grâce à des pasteurs américains, elle a pu partir aux Etats-Unis pour subir plusieurs opérations de chirurgie réparatrice. Avec du fond de teint et des sourcils surlignés de noir, elle a retrouvé un visage à peu près normal. Elle milite aussi pour la paix mais n’adhère à aucune association car elle est très critique sur le rôle du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale et considère que les organisations de victimes ne s’interrogent pas assez sur le passé.
Manifestation pour la paix et pour que la mémoire d'Hiroshima ne se perde pas. (Photo : Valérie Rohart/RFI) |
Kak Boon Soeun, Hakiro Takahachi, Michiko Yamaoka, Sanao Tsuboi sont tous les quatre des «Hibakushas», des «irradiés», des survivants d’Hiroshima.
par Valérie Rohart
Article publié le 02/08/2005 Dernière mise à jour le 02/08/2005 à 11:48 TU