Cuba
Le dernier boléro d’Ibrahim Ferrer

(Photo : José Goitia/ RFI) José Goitia/ RFI
De notre correspondante à La Havane
Le soleil est écrasant, la chaleur moite colle à la peau. Ils sont peu nombreux, peut-être cent, deux cents, à être venus saluer le cortège funèbre qui emmène Ibrahim Ferrer au cimetière Colon.
A la fin de la cérémonie, une mélodie s’élève, avec sa voix : « Prefiero una y mil veces que te vayas… » (Je préfère mille fois que tu t’en ailles), l’un des boléros préférés d’Ibrahim Ferrer. Tous l’écoutent en silence tandis que sur sa tombe à peine refermée s’entassent les couronnes de fleurs, mauves et blanches, aux couleurs de son saint préféré, San Lázaro.
Dans l’assistance se trouvent la veuve du chanteur, ses enfants, ses nombreux petits-enfants. Les amis de longue date aussi, musiciens pour la plupart. Mais à part ses proches, peu de personnes sont venues aux funérailles.
A Cuba, un enterrement est d’abord une affaire de famille, de recueillement. Mais c’est aussi que, paradoxalement, Ibrahim Ferrer n’était pas très connu des Cubains.
Au cours de sa « première » carrière, il n’avait jamais été une célébrité en soi : né en 1927, chanteur depuis l’âge de 14 ans, il a fait partie des orchestres les plus réputés de l’île, comme celui de Benny Moré, où il est passé à la fin des années 50. Mais toujours au second plan, une voix d’appui jamais dans la lumière, malgré quelques succès comme El Platanal de Bartolo.
Omara Portuondo ou Compay Segundo, avec qui il a partagé la célébrité tardive du Buena Vista Social Club, avaient connu leur heure de gloire dans les années 50 avec des groupes à leurs noms. Ibrahim Ferrer, non.
Un regard malicieux et ingénu
Après avoir pris sa retraite à la fin des années 80, il s’était éloigné de la musique, complétant sa pension en cirant des chaussures, dans le quartier populaire de Centro Habana.
Eduardo Rosillo, un homme de radio qui l’a suivi depuis ses premiers enregistrements dans les années 50, à Santiago, se souvient du début de la « seconde » carrière d’Ibrahim : « Quand a surgi l’idée de Buena Vista Social Club, Juan de Marcos Gonzalez —un musicien qui a joué un rôle très important dans ce projet—, est venu le chercher. Avec son humilité, Ibrahim a accueilli cette aventure comme quelque chose de très naturel, mais aussi quelque chose qu’il désirait depuis longtemps. »
En 1997, le succès de cet album-anthologie du son et du boléro traditionnels cubains dépasse les attentes. L’année suivante, le documentaire du même nom, signé par Wim Wenders, montre à un public conquis l’image de ce chanteur venu de l’Oriente cubain, à la silhouette frêle coiffée d’un béret inamovible, au regard à la fois malicieux et ingénu.
Les tournées internationales se succèdent, sur tous les continents. Ibrahim Ferrer gagne plusieurs Emmy Awards américains, dont celui du meilleur nouvel artiste, une ironie au vu de ses cinquante ans de carrière.
Repris par les orchestres pour touristes
Du jour au lendemain, la chanson traditionnelle cubaine devient une référence de l’image du pays à l’étranger, et les orchestres pour touristes qui sillonnent la vieille Havane ajoutent Chan Chan ou Dos Gardenias à leur répertoire, aux côtés de la chanson dédiée à Che Guevara.
Mais paradoxalement, le succès international d’Ibrahim Ferrer l’éloigne du public cubain. Souvent en tournée à l’extérieur, il a peu joué sur l’île ces dix dernières années. Son dernier concert remontait à septembre 2004, quand il avait accompagné Omara Portuondo sur la scène du Gran Teatro de La Havane, dans un hommage au pianiste Ruben Gonzalez.
« Les seuls qui achètent les disques du Buena Vista Social Club ou d’Ibrahim Ferrer, ce sont les étrangers », explique dans une rue passante un vendeur de CD piratés, le véritable marché de la musique à Cuba. « Les Cubains eux ne m’en demandent jamais, ou alors ce sont des Cubains qui habitent à l’étranger ».
Une évolution que le directeur de Radio Progreso, l’une des plus importantes de Cuba, ne voit pas irréversible : « Il y a eu un moment où la musique moderne cubaine a pris un nouveau chemin, mais les racines se sont maintenues. Avec les nouvelles sonorités de la pop, du rap, les jeunes avaient oublié cela, mais ils y reviennent », prédit, confiant, celui qui fut un ami du chanteur.
En attendant, la mort d’Ibrahim Ferrer, à l’âge de 78 ans, endeuille à nouveau l’orchestre du Buena Vista, après les disparitions il y a deux ans de Compay Segundo et du pianiste Ruben Gonzalez.par Sara Roumette
Article publié le 09/08/2005 Dernière mise à jour le 09/08/2005 à 10:55 TU