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Palestine

Chrétiens et musulmans: le malaise indicible

L'église de la Nativité à Bethléem. En Palestine, les relations entre chrétiens et musulmans sont très fragiles.(Photo: AFP)
L'église de la Nativité à Bethléem. En Palestine, les relations entre chrétiens et musulmans sont très fragiles.
(Photo: AFP)
Début septembre, un village chrétien de Cisjordanie était saccagé par son voisin musulman. Cette attaque, souvent présentée comme la preuve de la prégnance des traditions tribales en Palestine, atteste aussi de l’antagonisme sourd qui divise les deux communautés.

De notre correspondant en Palestine

C’était le samedi 3 septembre dernier. Taybeh, un village chrétien de Cisjordanie, était mis à sac par ses voisins musulmans de Deir Jarir. Quatorze maisons étaient incendiées et soixante-dix habitants jetés à la rue. Une descente destinée à laver l’honneur de Deir Jarir sali par la liaison extra-conjuguale qu’entretenait l’une de ses habitantes avec un père de famille chrétien de Taybeh. Apprenant la «faute» de leur sœur, Hiyam, enceinte de six mois, ses deux frères s’étaient empressés de l’empoisonner. La hâte de la famille à organiser un enterrement avait éveillé les soupçons de la police qui avait procédé à une autopsie du corps et à un interrogatoire de ses proches, conduisant in fine à la révélation publique de la liaison.

Dans les jours suivants l’expédition punitive, le défilé des dignitaires religieux et des consuls occidentaux appelés à la rescousse par Taybeh donnait une résonance internationale à ce drame. Les images des murs noirs de suie du bourg de 1 500 habitants, qui est la dernière localité exclusivement chrétienne de Palestine, étaient aussitôt publiées par la presse étrangère. Avec une question lancinante: S’agissait-il d’un «pogrom anti-chrétien» comme l’affirmait une partie des journaux israéliens ou d’un règlement de compte familial comme il en existe souvent en Palestine du fait du poids persistant des traditions et de l’absence d’état de droit ?

Spontanément, les responsables locaux et les dirigeants de l’Autorité palestinienne se sont évertués à dissiper tout soupçon de contentieux religieux. L’unité du peuple est une rengaine obligée dans les territoires occupés. Pour être solidaires face à l’armée israélienne, les Palestiniens doivent l’être aussi dans leur quotidien, quel que soit le nom du Dieu qu’ils prient. Tant le maire de Taybeh, Daoud Khouri, que son curé, Raed Abusahlia, ont donc répété aux journalistes que l’émeute est née d’une banale affaire d’honneur et que seul le hasard lui a donné une coloration religieuse. «Dans la plupart des histoires de ce genre, on résout facilement le conflit en obligeant l’homme à épouser sa maîtresse, dit Daoud Khouri. Dans notre cas, parce que les deux amants étaient de religion différente, cette solution n’était pas envisageable».

Une trêve bancale

La thèse de la vengeance tribale est d’autant plus crédible que quelques semaines plus tôt, dans le village de Rammoun, distant d’une poignée de kilomètres de Taybeh, le meurtre d’un habitant par un autre avait été vengé par la destruction, là aussi, d’une dizaine de maisons de sa famille. «Les Israéliens ne se sont intéressés qu’à l’histoire de Taybeh qu’ils ont monté en épingle, mais celle de Rammoun montre que de telles violences surviennent également entre musulmans», argumente Abou Firas, le gouverneur de Ramallah.

C’est lui, à la tête d’une centaine de soldats, qui a ramené le calme entre les deux villages. Arrivés samedi soir, trois heures après le début des violences parce que leur déploiement sur place nécessitait l’accord de l’armée israélienne (situé en zone B, selon le découpage d’Oslo, le village est placé sous le contrôle sécuritaire israélien), les troupes palestiniennes ont réussi à sauver des flammes une station d’essence ainsi que la fameuse brasserie qui produit la Taybeh, la seule bière palestinienne. Le lendemain, Abou Firas s’est rendu avec une délégation de notables négocier une trêve («hudna») auprès des villageois de Deir Jarir.

De ces palabres est sorti un accord pour le moins bancal, au terme duquel les gens de Taybeh renoncent à toute poursuite contre leurs agresseurs et à toute demande de compensation. En échange de cela, leur sécurité est garantie, à l’exception de celle de Mehdi Khouri, le mari adultère qui, pour sa protection, est maintenu en prison. Dans six mois, une cérémonie de réconciliation («sulha») aura lieu pour clore définitivement l’affaire. «C’est un procédé normal dans les villages, dit Akram el Ghattib, le procureur général de Ramallah. La loi des familles reste très puissante. Dans le cas de Rammun, les incendiaires n’avaient été poursuivis non plus».

La vérité par le test ADN

Cette victoire de la tradition n’apaise pourtant pas les esprits à Taybeh. Pas plus que la décision du Parlement palestinien de financer la reconstruction des maisons brûlées. La plupart des habitants sont convaincus, comme l’affirme Mehdi, que l’enfant n’était pas de lui, mais d’un habitant de Deir Jarir qui entretenait lui aussi une liaison avec Hiyam. Un test ADN a été mené sur les deniers du maire, Daoud Khouri, mais le ministère de la Justice qui dispose du résultat depuis un mois, rechigne pour l’instant à le dévoiler.

«Nous avons besoin de savoir la vérité, dit Daoud Khouri. Si Mehdi n’est pas le père, la hudna n’a plus de sens et alors nous exigerons des excuses officielles de Deir Jarir. Je comprends que l’Autorité s’inquiète de l’ordre public. J’espère juste que ce souci ne conduira pas à une discrimination religieuse de fait». Dans l’épicerie de Nassim, au centre de Taybeh, les clients s’expriment avec moins de précautions. «Si le test accusait Mehdi, le ministère l’aurait dit tout de suite, dit Mazen, dont la maison a été détruite. Abou Firas ne veut pas de problèmes. C’est pour cela qu’il tait la vérité». «En reconstruisant les maisons, l’Autorité espère nous amadouer et enterrer le problème du test», ajoute Ihab.

C’est Nassim qui dit finalement tout haut ce que tout le monde pense tout bas : «La famille de Hiyam compte une trentaine de membres mais ceux qui ont incendié les maisons étaient plus de quatre cents. Pourquoi ? Parce que c’est un problème de religions. On ne peut pas parler fort car on craint que ce soit pire la prochaine fois. Mais dans notre cœur, nous savons ce qui s’est réellement passé». Mazen approuve : «A Taybeh, la totalité de la terre appartient aux chrétiens. Nous refusons de vendre aux musulmans pour préserver notre culture. L’Autorité palestinienne s’en plaint régulièrement. C’est pour se venger de nous qu’elle nous a imposé cette hudna injuste».

Rancœurs, préjugés, jalousies : au-delà de sa dimension tribale, l’émeute de Taybeh s’est nourrie aussi de cet antagonisme sourd qui lézarde la façade d’unité entre chrétiens et musulmans de Palestine. Un malaise que l’Eglise latine commence doucement à reconnaître après des années de déni. «Cette affaire aura eu le mérite de montrer que les relations entre chrétiens et musulmans sont très fragiles, dit le Père Raed qui fut secrétaire du Patriarche Mgr Sabbah. Deir Jarir est à cinquante mètres de Taybeh et pourtant l’ignorance mutuelle est énorme. Nous ne vivons pas ensemble mais côte à côte. Je ne dis pas que les chrétiens sont une minorité persécutée et perdante. Nous sommes des Arabes palestiniens, présents en terre sainte depuis 2000 ans. Nous apportons un parfum particulier à cette terre. Mais il y a des problèmes. Il ne faut pas le cacher».


par Benjamin  Barthe

Article publié le 18/10/2005 Dernière mise à jour le 18/10/2005 à 14:33 TU