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Société de l’information

Cyberflicage à la tunisienne

Sihem Bensedrine, porte-parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie.(Photo: Mounia Daoudi/RFI)
Sihem Bensedrine, porte-parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie.
(Photo: Mounia Daoudi/RFI)
Porte-parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie, une association interdite par le pouvoir, Sihem Bensedrine dénonce depuis des années dans le journal en ligne Kalima, également interdit, les atteintes aux libertés dont sont victimes ses concitoyens. Elle décortique pour RFI les moyens mis en place par le régime Ben Ali pour contrôler la Toile et souvent la censurer.

RFI : Comment se passe le contrôle, c’est-à-dire finalement la censure, du Net en Tunisie ?

Sihem Bensedrine : C’est l’Agence tunisienne d’internet, l’Ati, qui donne officiellement, aux fournisseurs et au public, l’accès à Internet. Mais ce n’est pas elle qui contrôle et censure ; c'est un gigantesque service qui dépend directement du ministère de l’Intérieur, et qui se situe entre l’Ati et les internautes. Ce service, qui doit regrouper plusieurs centaines de fonctionnaires, contrôle le Net à deux niveaux différents : celui des sites, les «web sites», et celui des messageries, c’est-à-dire des e-mails reçus et envoyés.

En ce qui concerne les sites, l’opération est extrêmement simple, puisqu’ils se servent tout simplement de programmes commerciaux que l’on trouve sur le marché. Ils ont commencé avec un logiciel qui s’appelle WebSense et se servent maintenant de SmartFilter. Ce sont des outils que certaines grandes entreprises utilisent pour empêcher leurs employés de passer leurs journées sur la Toile au lieu de travailler, ou de communiquer sur le Net pour des raisons non professionnelles. Eh bien imaginez que ces logiciels, au lieu de contrôler les activités Internet de l’ensemble d’une entreprise, contrôlent celles de l’ensemble de la Tunisie. C’est tout le pays qui est filtré à travers ces logiciels qui sont naturellement capables de faire un filtrage sélectif. Il y a ainsi, en Tunisie, toute une série de sites qui ont été fermés, c’est-à-dire interdits d’accès. Et lorsque vous tentez de vous connecter, vous recevez le message suivant : http 404 fichier non trouvé.

Ces sites interdits sont sur une liste noire, une black list, qui est renouvelée des dizaines de fois par jour puisqu’il y a, à chaque minute, des milliers de sites qui se créent dans le monde. Le ministère de l’Intérieur a notamment un service qui, grâce aux logiciels, repère tous les sites critiques sur la Tunisie et en interdit l’accès. Créez maintenant un site critique et vous verrez qu’il est fort probable que dans les heures qui viennent –huit ou dix tout au plus– ce site aura été détecté, mis sur liste noire, et interdit d’accès en Tunisie. Techniquement, il y aura une barrière infranchissable entre votre site et les utilisateurs qui chercheront à se connecter à partir de la Tunisie. Mais uniquement à partir de la Tunisie puisqu’ils ne contrôlent que le téléphone tunisien.

Avant, le contrôle du ministère de l’Intérieur se faisait par un filtrage à partir des adresses IP, et dès que vous vous connectiez à l’adresse concernée, la page ne s’affichait pas. Mais grâce à la technologie moderne, les espions ont affiné leurs contrôles et ils peuvent désormais faire un filtrage par mot clé. Imaginez, par exemple, que vous cherchiez à aller sur le site de Kalima d’une manière détournée, en passant par un site qui n’a pas été fermé et dans lequel se trouve un lien vers Kalima. Lorsque le filtrage se faisait sur les adresses IP, cela ne posait pas de problème. Mais aujourd’hui, avec le nouveau système mis en place, cela est devenu impossible parce que le mot Kalima figure sur la liste des mots clé interdits. Et un message d’erreur s’affichera. Pire encore, ils peuvent même accéder à un site comme celui, par exemple, de Reporters Sans Frontières, et empêcher que tous les rapports et textes divers concernant la Tunisie soient accessibles à partir de la Tunisie.

RFI : Qu’en est-il des e-mails, c'est-à-dire des courriers électroniques, théoriquement plus difficiles à contrôler ?

SB : Les e-mails, c’est ce qui leur donne le plus de travail, parce qu’une messagerie est normalement abritée par un portail comme Wanadoo, Yahoo ou d’autres qui se trouvent hors de la Tunisie, et donc, pour eux, en principe impossible à fermer, au moins définitivement. Mais il leur est tout de même arrivé d’en fermer certains temporairement, et pas plus tard que la semaine dernière. Il y a quelques jours, en effet, des portails comme Yahoo, Hotmail ou La Poste, qui sont ceux où la majorité des dissidents et des représentants de la société civile ont leur adresse de messagerie, ont été bloqués A chaque fois, l’ensemble du portail était bloqué pour l’ensemble de la population tunisienne. Cela dit, interdire l’accès à l’ensemble d’un portail est exceptionnel, même en Tunisie, et la routine est différente. Elle consiste, en gros, à mettre un policier derrière un écran virtuel à chaque fois qu’un «dissident» se connecte. Ce policier va le suivre et, grâce à ce que l’on appelle des Keyloggers, va enregistrer les touches qu’il tapera sur son clavier. Et lorsqu’il tapera par exemple son mot de passe pour aller voir ses messages, ce mot de passe sera automatiquement transmis au ministère de l’Intérieur qui aura ensuite accès à cette messagerie. Il pourra ainsi la lire, et même détruire les messages qu’il veut. Dans ce domaine, les Tunisiens sont au moins aussi performants que les Chinois. Et ils ne contrôlent pas uniquement les dissidents, mais tout le monde, y compris leurs ministres et, bien sûr, les opérateurs privés et les investisseurs.

RFI : Mais il y a quand même des cybercafés, plus anonymes, où les contrôles doivent être plus compliqués ?

SB : Ils contrôlent tout le monde, y compris dans les cybercafés, nos publinets. Les routeurs de ces lieux publics ont été emmenés à l’Ati et ont été programmés pour renvoyer toutes les informations de façon centralisée. C'est-à-dire que même si vous naviguez en tant que «monsieur-tout-le-monde» dans un cybercafé, ils vont savoir que tel message est sorti de telle boite, à tel moment, à tel endroit et que c’est telle personne qui était à ce poste-là. Ce sont des mouchards automatisés qui renvoient toutes les informations dans cette centrale de la cyberpolice. C’est comme ça que Zouhair Yahyaoui, qui est décédé et à qui nous avions espéré rendre hommage à l’occasion du sommet citoyen que nous avions prévu d’organiser, a été repéré. Zouhair est notre symbole de la cyberdissidence et il est mort à la suite de toutes les misères qui lui ont été faites et à cause des séquelles de son emprisonnement. Mais il n’y a pas que lui. Il y a eu de nombreuses autres personnes arrêtées et l’on estime aujourd’hui qu’il y en a environ 200. Une soixantaine ont déjà été jugées et d’autres sont en cours de procès. Elles sont accusées de terrorisme pour avoir navigué sur des sites dissidents.

Il y a un cyberdissident dont je souhaiterais pouvoir plus particulièrement parler. C’est un jeune qui s’appelle Ali Ramzi Bettibi et qui est actuellement en grève de la faim. Ses parents sont venus nous voir, et ils sont désespérés. Bettibi avait un site sur lequel il n’a fait que reproduire une dépêche diffusée par la chaîne de télévision al-Jazira, selon laquelle il y aurait des menaces d’attentats en Tunisie si la présence d’Ariel Sharon au sommet du SMSI était confirmée. Il a été arrêté, torturé, condamné à trois ans et demi de prison pour avoir juste reproduit une information qui avait été diffusée par d’autres médias. Et récemment, il a été passé à tabac par ses geôliers parce qu’il a osé faire une grève de la faim. Il a beaucoup de courage et refuse d’arrêter. Nous sommes très inquiets pour sa santé et pour sa vie.

L’organisation Reporters sans frontières a rendu publique, à l’occasion du Sommet de Tunis, une liste des 15 ennemis d’Internet, les Etats les plus répressifs en matière de liberté d’expression sur la Toile.


par Propos recueillis par Mounia  Daoudi

Article publié le 17/11/2005 Dernière mise à jour le 17/11/2005 à 15:34 TU

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Sylvain Biville

Envoyé spécial de RFI en Tunisie

«L'Internet tunisien est l'un des plus surveillé au monde.»

Sylvain Biville

Envoyé spécial de RFI en Tunisie

«Le doyen des grévistes de la faim a perdu 11 kg depuis le 18 octobre.»