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Israël

Ariel Sharon : l'obsession de la terre

Ariel Sharon en 1966.(Photo : AFP)
Ariel Sharon en 1966.
(Photo : AFP)
Incarnation d’une génération, il a été l’homme de toutes les guerres, de tous les combats politiques, de toutes les interrogations et les ambiguïtés d’Israël quant à son avenir. Le destin d’Ariel Sharon aura été principalement guidé par la passion qu’il éprouvait à l’égard de sa terre.

Arik est blessé. Et le désarroi manifesté par ses compatriotes face à l’épreuve de leur leader témoigne à la fois des interrogations littéralement existentielles des Israéliens et du chemin parcouru par l’ensemble de la société sous la conduite de cet homme, souvent qualifié d’incontrôlable et, tour à tour, « guerrier », « héros », « boucher », « provocateur » et enfin, peut-être, « visionnaire ». A 78 ans, après avoir traversé et contribué à la plupart des grands chapitres de la création de l’Etat des juifs, Ariel Sharon incarne cette part de l’identité israélienne à laquelle chaque citoyen de ce pays peut s’identifier, à un moment ou un autre de son histoire personnelle et collective. Pour le meilleur et pour le pire. Et c’est ce paradoxe récurrent, partagé au-delà de ses clivages tant par le peuple d’Israël que par sa classe politique, entre la brutalité du combat et la nécessité du dialogue, qui s’exprime aujourd’hui dans l’épreuve que traverse le vieux lion et les sentiments mitigés, ou partagés, qu’il suscite.

Fils des immigrants sionistes Samuel et Vera Scheinerman, chassés d’Europe centrale par un antisémitisme délirant et séduits par la perspective offerte par le nationalisme juif, Ariel Sharon naît en 1928 dans une communauté agricole, à Kfar Malal sur la plaine côtière du futur Etat, près de Jaffa. Il en gardera ce profond attachement, obsessionnel, à la terre qui déterminera longuement l’essentiel de ses choix d’homme, de soldat, de responsable politique enfin. Au seuil de l’adolescence, le jeune homme est aspiré par les contraintes militaires de la création d’Israël. Elles marqueront profondément sa vie, et celle de toute cette génération d’Israéliens. Dès l’âge de 14 ans, il est formé aux rudiments des armes dans les écoles clandestines de l’organisation d’autodéfense juive Haganah, dans le Néguev. En 1948, à la proclamation de l’Etat par David Ben Gourion, le groupe rejoint naturellement les Forces de défense israéliennes (IDF) naissantes, Tsahal, pour affronter les nouvelles menaces qui pointent. Ariel Sharon manifeste un talent guerrier qui lui vaut immédiatement d’être élevé au grade d’officier et, au sortir de cette première guerre israélo-arabe, son surnom d’Arik : le lion, en hébreu.

Au début des années 50, il entre à l’université hébraïque de Jérusalem pour s’intéresser à l’histoire et aux études orientales, avant d’être sollicité en 1953 pour créer un corps d’élite spécialisé, et impitoyable, dans la lutte contre les attaques d’une résistance palestinienne naissante qui opère à partir de Gaza et de la Cisjordanie. L’Unité 101 ouvre une de ces pages controversées de l’histoire d’Israël. Après d’audacieuses actions de commando, survient le tragique épisode de Qibbya, village palestinien détruit à l’explosif, en représailles à l’assassinat d’Israéliens par des fedayins. Plusieurs dizaines d’habitants de Qibbya périssent dans l’attaque de l’Unité 101, sous les décombres de leurs maisons. Ariel Sharon a toujours affirmé avoir ordonné aux habitants de partir avant le dynamitage. En 1954, le groupe rejoint un corps de parachutistes, dont Sharon prend le commandement. Les témoignages font état de l’audace des opérations commandos qu’il mène à la tête de ses hommes, ainsi que de son courage et sa résistance. Des qualités qui forcent l’admiration dans un pays où la socialisation militaire est une constante fondamentale.

« Bulldozer » imprévisible

En 1957, après l’aventure de Suez, au cours de laquelle une coalition militaire franco-britannico-israélienne a dû opérer une retraite précipitée face aux ultimatums de Moscou et Washington, Sharon, faute d’être retenu auprès de l’état-major, part étudier dans une école militaire britannique. De retour à Tel Aviv, il étudie le droit. Et il doit bien se rendre à l’évidence, faire l’amer constat, que sa singularité, son tempérament de « bulldozer » imprévisible, indispensable aux basses œuvres d’Israël, le relèguent aux marges de l’élite militaire de son pays. Sharon s’est forgé une réputation d’indispensable serviteur, mais certainement pas digne d’accéder aux plus prestigieuses fonctions qui ouvrent la voie à d’autres formes de reconnaissance. Et son offensive victorieuse sur le Sinaï, lors de la guerre de 1967, n’y changera rien. Ni, non plus, ses succès dans les missions de maintien de l’ordre qu’Israël exerce brutalement contre l’OLP dans les territoires sous sa responsabilité.

En 1972, Sharon s’engage en politique, sur un créneau qui reste à conquérir : organiser le déclin et la défaite du Parti travailliste, la formation historique dominante autour de laquelle s’est bâtie la vie institutionnelle du jeune Etat. Il a l’ambition de fédérer les forces d’opposition contre ces notables qui ont érigé tant d’obstacles à ses ambitions. C’est également au cours de cette période qu’il renoue avec ses racines terriennes et achète une ferme dans le nord du Néguev qui fera de lui l’un des éleveurs les plus importants du pays. Son projet politique de création d’un parti fait long feu, vite contrarié par la guerre de 1973, au cours de laquelle il est rappelé pour se comporter, encore une fois, brillamment en emmenant ses hommes, lors d’une contre-offensive victorieuse, jusqu'aux portes du Caire.

Légitimité biblique

C’est lors de son retour à la vie civile que son existence dans la vie politique israélienne va véritablement démarrer. Elu député au parlement, la Knesset, en décembre 1973, il démissionne début 1975 pour rejoindre le Premier ministre Yitzhak Rabin comme conseiller à la sécurité.  En 1977, pour la première fois depuis la création de l’Etat, le Parti travailliste, usé, s’efface devant une coalition d’opposants réunis au sein du Likoud, mené par un certain Menahem Begin, ancien activiste du groupe radical juif Irgoun sous le mandat britannique, réputé pour son intransigeance à l’égard des Arabes, et futur précurseur, néanmoins, de la formule « la paix contre les territoires », lorsqu’il signera en 1978 les accords visant à l’établissement du premier traité de paix israélo-arabe avec l’Egyptien Anouar el Sadate. Ariel Sharon participe à l’aventure, en tant que député et ministre de l’Agriculture du cabinet Begin. La colonisation des territoires palestiniens entre dans une phase décisive.

La justification du mitage des territoires, tout d’abord argumentée sur la base des nécessités défensives, change de nature avec la progression du discours sur la légitimité biblique à s’approprier la terre de Judée et Samarie, et de Gaza au passage. Et, bien que la religion soit indifférente à la pensée politique d’Ariel Sharon, il va néanmoins établir entre les religieux du « bloc de la foi » et la droite israélienne une alliance de circonstance, au service du grand projet de colonisation et d’annexion, seul capable selon lui de « fixer » la profondeur stratégique indispensable à la sécurité de son pays. Ce sera la colonne vertébrale de la politique israélienne lors des années 80 et provoquera, en réaction, les guerre et Intifada qui ont alimenté l’actualité de ces années-là.

La Cisjordanie se couvre de colonies

Enfin nommé au poste prestigieux de ministre de la Défense en 1981, dans le second cabinet Begin, Ariel Sharon lance l’armée sur le Liban en juin 1982 afin de réduire une résistance palestinienne établie dans le sud du pays et source d’insécurité permanente pour Israël. On ignore aujourd’hui encore si, dans cette affaire, l’incontrôlable général n’est pas allé au-delà de la mission qui lui avait été confiée. L’offensive de Tsahal s’arrête aux faubourgs de Beyrouth. La direction politique de l’OLP est contrainte à l’exil vers Tunis. En septembre 1982, devant une armée israélienne inerte, les miliciens chrétiens libanais, alliés d’Israël, se livrent à un carnage sur la population réfugiée palestinienne des camps beyrouthins de Sabra et Chatila. Une foule considérable manifeste à Tel Aviv aux cris de « Sharon assassin » pour dénoncer la cruauté et le cynisme du ministre de la Défense. Une commission d’enquête israélienne conclut à sa responsabilité indirecte et recommande son retrait. Il doit démissionner.

Très vite, Ariel Sharon est de retour, participant aux différents cabinets, tantôt de coalition (avec les travaillistes de Shimon Peres), tantôt au service de sa propre formation (avec le Likoud de Itzhak Shamir). C’est une période au cours de laquelle ses talents de ministre de la Construction et du Logement, notamment, vont pouvoir s’exercer sans entrave dans les territoires palestiniens sous la triple contrainte des exigences de défense du territoire, de réponse à apporter aux appels bibliques des religieux et d’absorption de la masse des candidats à l’immigration, juifs éthiopiens et russes, peu regardants sur leurs lieux d’accueil, pourvu qu’on leur offre la chance de rejoindre une nouvelle patrie. La Cisjordanie se couvre de colonies de peuplement.

L’assassinat d’Itzhak Rabin, le paroxysme

Ce début des années 90, marqué à la fois par la volonté de créer un « Grand Israël » irréversible (Likoud) et l’évidence qu’il n’y aura pas de paix sans concessions territoriales (travaillistes), plonge la vie politique israélienne dans un climat d’invectives nauséabondes, sur le thème de la trahison. Il atteint son paroxysme avec l’assassinat du candidat travailliste Yitzhak Rabin, partisan de l’échange de « la paix contre les territoires », par un extrémiste de droite israélien, en 1995. Dans ce climat d’incertitude, et malgré l’émotion, trois mois plus tard, c’est le chef du Likoud, Benyamin Nétanyaou, qui remporte les élections. Sharon est nommé au ministère des Infrastructures nationales. Son heure n’est pas encore venue.

Ce n’est en effet qu’en 1999, à l’âge de 71 ans et profitant de la disgrâce du Premier ministre, rattrapé par des « affaires » judiciaires, qu’il prendra le contrôle du Likoud, ultime étape avant de proposer aux électeurs sa candidature pour diriger le cabinet. Mais l’équipe qu’il forme avec Nétanyaou ne recueille pas l’adhésion et c’est encore un vieux général travailliste, un autre héros des guerres d’Israël, Ehud Barak, qui est élu. Ce dernier engage alors, avec le parrainage de Washington, des négociations avec les Palestiniens qui frôlent le succès, mais n’aboutissent pas. Renforcé par cet échec, le 28 septembre 2000, Ariel Sharon effectue une spectaculaire visite sur l’esplanade des Mosquées afin d’y réaffirmer la prééminence juive sur Jérusalem. Les heurts qui s’ensuivent entre Palestiniens et forces de l’ordre israéliennes font plusieurs morts. Nombre d’observateurs estiment que Sharon s’est livré ce jour-là à une provocation délibérée. C’est en tout cas l’incident initial de la seconde Intifada palestinienne.

Le scalpel d’Arik

Barak veut alors un nouveau mandat, incontestable, et convoque des élections anticipées, remportées… par le Likoud et qui signeront le déclin durable des travaillistes. Ariel Sharon est élu Premier ministre le 6 février 2001 sur la base d’un programme radicalement différent de celui proposé par ses adversaires. A l’Intifada palestinienne et à la multiplication des attentats terroristes sanglants sur le territoire israélien, il répond par la répression, la construction d’un mur aux détours sinueux, les exécutions extra judiciaires, les bombardements aériens et terrestres, la relance de la colonisation, la persécution de l’Autorité palestinienne, jusqu’à la disparition d’Arafat, le 11 novembre 2004. Le Premier ministre s’appuie sur une coalition formée avec l’extrême-droite et les petits partis religieux, voire même avec des travaillistes réduits à l’impotence et qu’il parvient à instrumentaliser. Après les attentats anti-américains du 11 septembre 2001, le contexte géopolitique est désormais plus favorable à une approche autoritaire des problèmes et il peut même différer sans trop de difficultés la mise en œuvre de la « feuille de route », document international qui engage les partis à une résolution pacifique et équilibrée du conflit.

Conscient qu’il ne peut pas ne rien « lâcher » il mène tambour battant le retrait des colonies de la bande de Gaza, lors de l’été 2005, territoire dévoreur de crédits militaires et grand pourvoyeur de discrédit international, pour un bénéfice symbolique, politique, économique et militaire très faible. Comble d’habileté : l’artisan de l’expansion israélienne dans la région se paye le luxe d’être injurié par sa clientèle traditionnelle, tandis que ses adversaires doivent dissimuler leur satisfaction ! Deux mois plus tard, en novembre, il fonde son propre parti, Kadima, et ré-exhume le principe « la paix contre les territoires », sur lequel se sont appuyés ceux qui ont marqué le pays de leur empreinte, tandis que la mémoire des autres s’est atténuée au fil des pages qui se tournent. Mais, jusqu’à présent, si elle suscite l’espoir, la formule ne trompe personne : il s’agit encore de territoires finement ciselés par le scalpel d’Arik.


par Georges  Abou

Article publié le 08/01/2006 Dernière mise à jour le 08/01/2006 à 16:22 TU

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