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France

Procès d'Outreau : les acquittés accusent

L’audition des acquittés d’Outreau par la commission d’enquête parlementaire, chargée de tirer les enseignements des dysfonctionnements auxquels cette affaire de pédophilie a donné lieu, a été chargée d’émotion. Ces hommes et ces femmes, accusés à tort, sont venus raconter le calvaire qu’ils ont subi pendant plusieurs années au cours desquelles ils ont clamé leur innocence sans jamais être entendus. Leurs témoignages poignants auront certainement une influence majeure sur le travail que les 30 parlementaires de la commission doivent mener afin de proposer des mesures destinées à éviter qu’un tel drame ne se reproduise.
De gauche à droite et de haut en bas : Christian Godard, Lydia Cazin (soeur de François Mourmand, mort en détention en 2002), Dominique Wiel, Roselyne Godard, Pierre Martel, Karine Duchochois, Odile Marecaux, Thierry Dausque, Jeanine Couvelard, Daniel Legrand, Alain Marecaux and Daniel Legrand junior.(Photo : AFP)
De gauche à droite et de haut en bas : Christian Godard, Lydia Cazin (soeur de François Mourmand, mort en détention en 2002), Dominique Wiel, Roselyne Godard, Pierre Martel, Karine Duchochois, Odile Marecaux, Thierry Dausque, Jeanine Couvelard, Daniel Legrand, Alain Marecaux et Daniel Legrand junior.
(Photo : AFP)


Des vies brisées. C’est le résultat de la terrible erreur judiciaire dont ont été victimes quatorze personnes prises dans l’engrenage d’une affaire qui ne les concernait pas. A entendre aujourd’hui les témoignages de ceux qui ont été accusés à tort des pires crimes (viols d’enfants), on a du mal à imaginer que la vérité ait mis autant de temps à éclater. Et pourtant, la descente aux enfers a duré plusieurs années. Pour six d’entre eux, le cauchemar n’a pris fin qu’en décembre 2005 à l’occasion du procès en appel où leur acquittement a été enfin prononcé. Sept autres avaient réussi à faire reconnaître leur innocence lors du premier procès en 2004. Mais qu’ils aient fait partie de la première ou de la deuxième vague des acquittements, ils ont tous vécu la même injustice.

Et c’est cela que onze des treize rescapés d’Outreau sont venus raconter devant les parlementaires : l’humiliation, la déchéance, l’isolement, le sentiment d’être pris au piège d’une justice aveugle et sourde. Et surtout l’impression d’avoir été malmenés par le juge. Chacun a expliqué comment les mailles du filet s’étaient resserrées sur lui. Ils ont évoqué tous les éléments dont le juge n’a jamais voulu tenir compte : une lettre de l’un des accusés condamnés -Thierry Delay- affirmant que sa femme, principale protagoniste de cette affaire, «accusait des innocents», les témoignages incohérents de certains enfants contredits par les examens médicaux, le refus systématique du juge d’ordonner des contre-expertises psychiatriques ou d’examiner des pièces qui contredisaient les accusations -notamment les agendas d’Alain Marécaux, huissier de justice. Ils ont aussi dénoncé les omissions et les déformations de leurs paroles dans les procès-verbaux, les confrontations mal menées. Pierre Martel résume cette situation en déclarant : «Le juge aurait dû avoir dès le départ des doutes». Il parle d’une «instruction menée uniquement à charge» et de l’absence «de présomption d’innocence». Daniel Legrand explique aussi : «Le juge ne voulait rien comprendre, ce que je disais ne servait à rien. Il n’y avait rien qui concordait. Il notait, il notait, il n’était bon qu’à noter».

«Le juge, j’en veux pas de ses excuses»

Les onze témoins s’accordent à penser qui si Fabrice Burgaud a mené l’instruction de cette manière c’est parce qu’il n’a pas su faire la part des choses face aux inventions, pourtant incohérentes, de la principale accusée, Myriam Badaoui, et a cru être en charge de «l’affaire du siècle». Fort de cette certitude, il les a menacés pour les faire avouer. Thierry Dausque déclare : «J’ai été un an et demi sans avocat. Ils étaient désignés d’office mais pas prévenus de mes interrogatoires. Il fallait à tout prix que je dise des choses que je n’avais pas faites ( …) Vous avez intérêt à parler parce que pour vous c’est 20 ans». Le juge Burgaud n’a pas hésité non plus à les traiter avec un certain mépris, voire de la cruauté. Alain Marécaux, qui a fait 23 mois de prison, raconte comment le juge a refusé de reporter un interrogatoire alors qu’il savait que sa mère venait de décéder et de l’indifférence totale dont il a fait preuve en lui demandant : «Qu’est-ce qu’elle fait votre mère ? -elle est morte- oui, ça je sais, mais qu’est-ce qu’elle faisait avant ?».

Les onze accusés à tort sont profondément meurtris. Leurs vies ne reprendront jamais leur court normal. Ils ont perdu leur famille, leur travail, leur sérénité. Karine Duchochois, la seule à avoir échappé à la prison parce qu’elle était enceinte, raconte : «Mon fils ne veut pas vivre avec moi, il ne comprend pas pourquoi je ne me suis pas occupée de lui. Le juge a vraiment des responsabilités là-dedans. C’est lui le premier qui aurait dû s’excuser». Christian Godard va encore plus loin : «Le juge, j’en veux pas de ses excuses (…) Je n’ai pas de mort sur la conscience, le quatorzième -François Mourmand, mort d’une surdose de médicaments lors de sa détention en 2002- c’est pas moi qui l’ai fait mourir, c’est lui».

Ces témoignages ont sans équivoque pointé du doigt la responsabilité de Fabrice Burgaud. Le juge d’instruction qui doit être lui aussi auditionné par la commission d’enquête parlementaire en présence des acquittés, le 8 février, est donc sur la sellette. Mais il n’entend pas se laisser mettre en cause sans réagir. Fabrice Burgaud estime d’ailleurs qu’il a «rempli sa mission honnêtement» et refuse de s’excuser. Son conseil, Maître Maisonneuve, a expliqué que son client n’a «aucune intention de jouer le rôle de fusible».

Une réforme annoncée

Quelles que soient les conclusions de la commission d’enquête parlementaire, mais aussi de la procédure administrative engagée par l’Inspection des services judiciaires, sur la responsabilité du juge Burgaud, et les sanctions éventuelles, le débat suscité par les graves dérives de l’affaire d’Outreau ne se limite pas à ce seul niveau. Les autres magistrats et instances qui sont intervenus dans la gestion de ce dossier n’ont pas joué leur rôle, non plus. Les mises en détention dont ont été victimes les personnes accusées à tort ont été décidées par un juge des libertés et détention. Les magistrats de la cour d’appel de Douai, qui ont, par exemple, examiné les dizaines de demandes de libération de l’abbé Dominique Wiel sans jamais leur donner suite, ont aussi une part importante de responsabilité. Ce sont donc des hommes et des femmes au sein d’une institution qui ont dérapé.

La réforme de la procédure pénale promise par le ministre de la Justice, Pascal Clément, devra prendre tout cela en compte. Elle devrait aller dans le sens d’un renforcement des droits de la défense mais aussi d’une réévaluation du rôle du juge d’instruction. L’hypothèse d’une co-saisine de deux juges pour les affaires complexes est envisagée sérieusement. Même si certains souhaiteraient la suppression pure et simple du juge d’instruction et le passage au système accusatoire, version anglo-saxonne, où ce sont les procureurs qui instruisent directement. Le chef de l’Etat Jacques Chirac a, d’autre part, avancé des pions en faveur d’une réforme du Conseil supérieur de la magistrature. Il s’agirait notamment de permettre à cette instance de se prononcer, non plus seulement sur les fautes disciplinaires et les infractions pénales, mais aussi de sanctionner les erreurs des magistrats.


par Valérie  Gas

Article publié le 19/01/2006 Dernière mise à jour le 19/01/2006 à 18:50 TU