Médecine
La première greffée du visage se montre
(Photo: AFP)
24 heures d’opération chirurgicale pour retrouver un bas de visage « normal ». C’est une performance mondiale pour l’équipe du Pr Bernard Devauchelle, chef du service de chirurgie maxillo-faciale du CHU d’Amiens, huit chirurgiens qui se sont relayés le 27 novembre 2005 pour opérer leur patiente défigurée, qui avait perdu nez, lèvres et menton. C’est un jour à marquer d’une croix blanche dans l’histoire mondiale des greffes. Jamais une équipe de médecins ne s’était «attaquée» à une opération de ce type, et l’apparition en public le 6 février de la patiente prouve la réussite technique. Isabelle Dinoire, qui a choisi de dévoiler son identité, est apparue le visage souriant timidement devant un parterre de 200 journalistes et une quinzaine de télévisions étrangères venus du monde entier pour enregistrer l’exploit. Les expressions sont maintenant possibles, boire un verre d’eau aussi ou dire quelques mots. «J’ai besoin de vous dire certaines choses…», a soufflé la jeune femme d’une voix chuintante et monocorde. «En fait, je veux reprendre une vie normale ».
« Un visage tout à fait différent de l’ancien »
La jeune femme au bas de visage mutilé le 27 mai 2005 par sa chienne, a retrouvé un «visage normal», avec une partie basse greffée. Ses yeux bleus sont les siens, son front aussi. Mais la jeune femme de 38 ans doit s’approprier le nez, les lèvres et le menton d’une autre femme, une femme décédée dont la famille a bien voulu faire ce don, et à laquelle Isabelle Dinoire «rend hommage». L’attente du greffon avait duré six mois : les donneurs d’organes visibles sont rares. La famille de la donneuse a accepté de voir une partie du visage renaître sur un autre visage. Et celui d’Isabelle Dinoire a depuis retrouvé vie. Les fonctions du visage aussi : expression, mastication, déglutition. La lèvre inférieure - qui n’a pas retrouvé toute sa tonicité- frémit et les appareils photo crépitent: «Certes mon nouveau visage n’a plus rien à voir avec celui d’avant. Mais depuis le jour de l’opération, j’ai un visage, comme tout le monde…», a-t-elle déclaré.
Retrouver un visage normal
Celle qui avait peur du regard des autres pendant les mois qui ont suivi l’accident, se promenant avec un masque, celle qui «ne s’était jamais exprimée en public» revit. Là, elle se montre, ouvre la bouche de plus de 3 millimètres, parle, mange autre chose que «du mouliné», boit sans fuite et fume – «après avis des psychiatres, on a décidé que l’on n’allait pas lui demander d’arrêter net», reconnaît le Pr Jean-Michel Dubernard, coordinateur de l’équipe de l’hôpital Edouard-Herriot de Lyon responsable du traitement immunosuppresseur. Dans la rue, personne ne scrute son visage, siège visible des émotions et de notre identité, les gens ne la reconnaissent pas forcément. «C’est peut-être la meilleure preuve d’intégration réelle même si, attention, quand on prête le regard, on s’aperçoit qu’il y a quelque chose qui n’est pas tout à fait normal dans la mobilité de son visage », dit le Pr Devauchelle. Les cicatrices sont visibles sur les tempes. Mais la jeune femme s’exprime et sourit. L’expressivité revient. Elle transmet à nouveau ses émotions à travers cette nouvelle figure, qu’elle apprivoise et se réapproprie. Celle qui concède ne jamais avoir souffert physiquement peut enfin reprendre une vie quotidienne normale. Elle a «très bien accepté son nouveau visage et ne veut pas s’en débarrasser», dit Devauchelle, «elle ne l’assimile pas du tout à celui d’une morte !».
Pourtant, Isabelle Dinoire revient de loin, de ce jour, le 27 mai 2005, où elle a «essayé d’allumer une cigarette et qu’elle ne comprenait pas pourquoi elle ne tenait pas dans ses lèvres» et qu’elle a vu «la mare de sang», la chienne à côté d’elle, et qu’elle est allée «se voir dans la glace», et là, «horrifiée», «ne pouvait pas croire» ce qu’elle voyait, l’ampleur de la morsure infligée par l’animal. Elle s’était «évanouie» après avoir pris «des médicaments», après avoir vécu «une semaine très perturbante». Est-ce pour avoir connu ce choc qu’elle semble garder un espoir solide de guérison?
Exploit chirurgical
«La blessure était si épouvantable que la question de savoir si cette greffe était nécessaire ne se posait pas», a déclaré le psychiatre-psychanalyste Gabriel Burloux à la journaliste Catherine Vincent du journal Le Monde. Si la chirurgie réparatrice existe depuis longtemps, la greffe d’une partie du visage est une grande première mondiale dans l’histoire des greffes. Or cette opération chirurgicale est lourde et délicate. Il avait fallu trouver un raccordement avec les nerfs et les vaisseaux qui avaient cicatrisé pendant six mois, entre l’accident et l’opération. C’était «le moment le plus tendu de l’opération, quand il a fallu disséquer plus en amont pour trouver des artères suffisamment grosses» permettant ce raccordement, déclare Devauchelle. Après l’opération, organes greffés et receveur ont fusionné et il n’y a pas eu de rejet aigu. Première impression de la patiente qui s’est alors regardé dans la glace : «J’étais heureuse», a-t-elle dit.
Opération lourde et très risquée
Mais la greffe est une opération complexe. Et le risque de rejet reste accru «entre le 55e et le 90e» jour après l’opération, a prévenu le Pr Jean-Michel Dubernard. Preuve en est, une alerte de rejet avait eu lieu mi-décembre, provoquant œdème et érythème suspects. Traité à grand renfort d’anti-inflammatoire aux corticoïdes, d’immunosuppresseurs et de gargarisme, de crème anti rejet, le visage a dérougi en une dizaine de jours. La patiente a bien réagi immunologiquement, ce qui permettait au greffon de «tenir». L’acceptation était-elle d’ordre psychique ? Dans ce cas, cela signifie qu’Isabelle Dinoire transmet bien à la nouvelle partie de son visage les représentations mentales qu’elle a de son ancien visage, intégrant le sentiment de perte. Ou bien l’acceptation était-elle due à une bonne compatibilité physique de l’organe greffé à la receveuse? Quoi qu’il en soit, la tension intérieure psychique de la receveuse est inouïe face à un tel traumatisme. Plus celle-ci s’appropriera le greffon, et donc son nouveau visage, plus son cortex enverra de bons signaux vers ce « nez-lèvres-menton » qui furent un jour étrangers à elle. Ainsi mieux la greffe prendra à long terme. Pour l’instant, l’accueil des organes étrangers se fait bien, indiquent les médecins qui surveillent. Des signaux IRM fonctionnelle témoignaient début février d’une bonne réappropriation de la partie greffée du visage. Il n’y a «ni hématome, ni nécrose des tissus, la sensibilité progresse, la motricité aussi», a expliqué le Pr Dubernard. «C’est formidable, au-delà de toute espérance», s’est réjoui le Pr Devauchelle.
Affronter l’épreuve d’être patiente à vie
Dans ses conséquences, cette opération chirurgicale peut également se révéler à haut risque. Autant la chirurgie réparatrice est encadrée depuis longtemps, autant la pose du greffon étranger sur une partie de la face de la patiente est une grande première chirurgicale dont on ne connaît pas totalement les suites. Elles sont non négligeables : l’opération donne lieu entre 10 et 30 fois plus de cancer de la peau et des risques de cancer des cellules lymphatiques liés aux traitements. Le Pr Dubernard avait prévenu sa patiente, qui a reçu des « cellules souches prélevées chez la donneuse ». Sans compter la lourdeur du puissant traitement anti rejet à vie. Rien n’est gagner. La patiente doit surveiller attentivement devant la glace l’évolution de l’opération. Et continuer les exercices : rééducation intensive de tous les muscles, déglutition, mastication, phonation…. Avec le soutien des psychiatres. L’étape de guérison sera longue.
Conditions légales
Les autorités sanitaires avaient donné leur accord à l’opération, même s’il a fallu «vaincre de nombreux obstacles, administratifs, éthiques, psychologiques», concède le Pr Dubernard. Devant le succès de leur greffe partielle de visage, les deux chirurgiens ont demandé au ministère de la Santé d’en pratiquer cinq nouvelles.
Seul bémol, la couverture de l’événement par Paris Match le 8 décembre 2005 a été critiquée par le Conseil national de l’ordre des médecins, pour ses « images spectaculaires et morbides ». Le Conseil a mis en garde sur les dérives des greffes de visage. «Dans ce cas, on a eu recours à une technique dans un but curatif, prévient-il. Mais si cette technique fonctionne bien, il faudra être vigilant sur d’éventuelles dérives à d’autres fins ».
Isabelle Dinoire souhaite que son opération puisse «aider d’autres à revivre». Cette greffe partielle du visage marque un tournant dans l’histoire de la médecine chirurgicale. Elle ouvre la voie aux greffes de visage complet. Des médecins britanniques ont demandé en décembre l’autorisation de trouver de tels receveurs. La Chine et les Etats-Unis sont aussi sur les rangs.
par Gaëtane de Lansalut
Article publié le 07/02/2006 Dernière mise à jour le 07/02/2006 à 19:38 TU