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Maroc

La presse en procès

A Casablanca, quelques personnes avaient manifesté à l'occasion du procès contre deux journalistes de l'hebdomadaire marocain <em>Al Ayam</em> pour demander le respect de la liberté de la presse.(Photo : AFP)
A Casablanca, quelques personnes avaient manifesté à l'occasion du procès contre deux journalistes de l'hebdomadaire marocain Al Ayam pour demander le respect de la liberté de la presse.
(Photo : AFP)
Au Maroc, depuis l’été dernier, les poursuites judiciaires à l’encontre des journaux indépendants se multiplient. Mardi, l’hebdomadaire TelQuel a été condamné pour diffamation à verser 500 000 dirhams (50 000 euros) de dommages-intérêts. Une somme record qui pourrait créer une dangereuse jurisprudence.

Le 7 février, la cour d’appel de Casablanca a condamné l’hebdomadaire marocain TelQuel à verser 500 000 dirhams (50 000 euros) de dommages-intérêts à la directrice d’une association qui l’avait poursuivi en diffamation. Reporters sans Frontières (RSF) dénonce un « harcèlement judiciaire » à l’égard de ce journal créé en 2001 et qui aborde régulièrement des sujets « sensibles » comme la fortune du Roi, le trafic de drogue dans le Rif ou la corruption. « Il est maintenant clair que la justice veut abattre TelQuel en l’asphyxiant financièrement », explique un communiqué de RSF qui indique que « la sentence est complètement exagérée », correspondant « à cinq fois le montant maximal mentionné dans le code de la presse en cas de diffamation ».

En mai 2005, TelQuel publie un entrefilet annonçant que Touria Bouabid, présidente d’une association d’aide à l’enfance, a été convoquée par la police pour s’expliquer sur des détournements de fonds. Touria Bouabid attaque le journal pour diffamation et une première condamnation a lieu en octobre 2005, avec à la clé une amende de 10 000 dirhams (915 euros) et 900 000 dirhams (82 300 euros) de dommages-intérêts. Cette somme est ensuite abaissée à 800 000 dirhams (72 000 euros) le 29 décembre 2005, pour arriver à 500 000 dirhams mardi. L’avocat de TelQuel a déclaré que le journal allait se pourvoir en cassation car cette peine est exceptionnellement lourde et met en péril la stabilité financière du magazine. Trois autres journaux ont publié la même information, effectivement fausse, mais ont écopé de pénalités inférieures à 10 000 euros. Avec une telle somme réclamée en dommages-intérêts, une dangereuse jurisprudence risque d’être créée. Certains journalistes marocains craignent notamment que des plaintes soient déposées à l’encontre des journaux par appât du gain.

Surveillance, descentes de police et interrogatoires

Le cas de TelQuel, largement relayé sur Internet, où une pétition a été mise en ligne l’année dernière, et soutenu par de nombreux journaux nationaux ou étrangers, est symptomatique du fossé qui se creuse depuis quelque temps entre les autorités marocaines et la presse indépendante. Un procès contre le journal Al Ayam s’est ouvert il y a deux jours, après avoir été ajourné en décembre. Nouredine Mitah, le directeur de cet hebdomadaire, et Meriem Moukrim, auteur en novembre 2005 d’un article sur l’histoire des harems royaux de Mohamed V à Hassan II (1961-1999), risquent entre un mois et un an de prison et jusqu’à 9000 dirhams d’amende chacun et 300 000 pour le journal. Depuis le début de l’été 2005, d’autres médias sont dans la ligne de mire de la police et de la justice du Royaume. A l’automne, les locaux du quotidien Annahar Al Maghribiya ont connu plusieurs descentes de police.

Un journaliste d’Al Ayam, un autre d’Annahar et le directeur d’Al Michaâl ont dû répondre à un ou plusieurs interrogatoires à la fin de l’année. L’imprimeur du journal Al Bidaoui a empêché la sortie d’une couverture titrant : « Dieu a maudit ce putain de pays ». Enfin, le journal Al Ousbouîya Al Jadida est poursuivi pour « atteintes aux institutions sacrées ». La première audience, le 28 juin 2005, s’était conclue par un report sine die et le procès a été réactivé en décembre. Prochaine audience prévue le 14 mars. Ali Anouzla, directeur d’Al Jarida Al Oukhra, sur la sellette depuis qu’il a publié un sondage de popularité qui classe Mohammed VI deuxième derrière Driss Benzekri (président de l’Instance Equité et Réconciliation) constate : « C’est la première fois, dans l’histoire du Maroc indépendant, qu’autant de journaux et de journalistes sont poursuivis à la fois ». Une déclaration récente du ministre de la Justice Mohamed Bouzoubaâ, devant le Parlement, a renforcé cette idée de « harcèlement » des autorités envers la presse indépendante. Le ministre a en effet annoncé : « Il y a une cellule spécialement chargée d’éplucher tout ce qui se publie et le Parquet se tient prêt à poursuivre quiconque sera impliqué dans la publication de messages visant à désespérer les citoyens et à mettre en doute les institutions et les constantes islamiques et nationales ».

« Le bâton et la carotte »

Le Code de la presse, dont une nouvelle version a été adoptée en mai 2003, punit ce qui remet en cause l’institution monarchique, la religion islamique et l’intégrité territoriale. Il prévoit des peines de 3 à 5 ans de prison en cas de « diffamation » du roi, des princes et des princesses. L’article 29 réaffirme en outre le droit, pour le gouvernement, d’interdire des journaux marocains ou étrangers « si les publications concernées sont de nature à porter atteinte à l’islam, à l’institution monarchique, à l’intégrité territoriale ou à l’ordre public ». « La loi, avec ce qu’elle comporte de flous fondamentaux sur les notions d’‘offense’, d’‘atteinte’, de ‘sacralité’, est dépassée et violée tous les jours par la plupart des journalistes… sous l’impulsion de ce même Etat qui prétend encourager la liberté d’expression ! » explique Ahmed R. Benchemsi, directeur de la rédaction de TelQuel. Qui poursuit : « Nous sommes prêts à admettre certaines limites du « publiable » si l’Etat, de son côté, fait un effort pour comprendre ce qu’est une presse professionnelle et émancipée… »

Selon les chiffres officiels, quelque 700 titres seraient diffusés au Maroc. Le milieu de la presse, pas toujours transparent, est régulièrement accusé par le pouvoir de manquer de professionnalisme. Pour Ahmed R. Benchemsi la politique « de fond » de l’Etat marocain est celle « du bâton et de la carotte ». « D’un côté, l’Etat distribue des subventions aux journaux et les pousse au dialogue social. De l’autre, il les harcèle judiciairement et policièrement », écrit-il dans un éditorial. Ainsi, malgré les interrogatoires et les procès, la profession se réjouit de la signature, la semaine dernière, d’une ébauche de convention collective avec notamment l’instauration d’un salaire minimum pour les journalistes, entre le ministre de la Communication, la Fédération des éditeurs de presse et le Syndicat national de la presse marocaine. Autre sujet de contentement : le montant global de la subvention publique pour la presse a été quintuplé, sur décision royale, pour atteindre 50 millions de dirhams. La subvention devrait toucher environ les deux tiers des publications.


par Olivia  Marsaud

Article publié le 08/02/2006 Dernière mise à jour le 08/02/2006 à 18:20 TU