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Haïti

Carnet de route

L'aube à Cité Soleil.(Photo : Manu Pochez/RFI)
L'aube à Cité Soleil.
(Photo : Manu Pochez/RFI)
De retour d’Haïti, nous publions le carnet de route, textes et photos, de nos envoyés spéciaux lors de leur reportage à l’occasion du scrutin du 7 février. Les anecdotes et images qu’ils rapportent de leur périple témoignent d’une société qui, en dépit de la profonde crise qu’elle traverse, ne désespère pas de son avenir.

Vendredi 3 février, Cité Soleil, six heures du matin

L'envoi des couleurs.(Photo : Manu Pochez/RFI)
L'envoi des couleurs.
(Photo : Manu Pochez/RFI)

Dans la cour de l’hôpital géré par l’association Médecins sans frontières (MSF) au cœur de Cité Soleil, le plus grand bidonville de la capitale, Tania, chirurgien belge, grignote quelques biscuits secs en guise de petit déjeuner. La nuit a été calme et elle a pu dormir quelques heures sur le chariot du bloc opératoire : seules deux blessées par balles ont débarqué, victimes de violences conjugales. L’une, âgée de dix-huit ans, a reçu une balle dans chaque main, et une autre dans chaque pied. Les proches des patients commencent à arriver pour les visites. Bientôt, la cour bruisse de conversations, de pleurs de nourrissons, de rires. L’hôpital est un havre de paix : ici, on se bat pour la vie, mais autour, on meurt chaque jour pour un rien au coin des ruelles sordides du bidonville : une balle perdue, un accès de fièvre, un coup de couteau. Soudain, Plaisir, le gardien de l’hôpital, chargé de remiser les armes des visiteurs dans une petite cahute à l’entrée de l’établissement, impose le silence. Solennellement, il déplie le drapeau haïtien, et le hisse sur un mât planté au milieu de la cour. Un coq chante au loin. Même les malades se tiennent debout pour l’envoi des couleurs.

Samedi 4 février, dix heures du matin

Sur la place de Mirebalais, ville située à l’entrée du plateau central haïtien, des casques bleus népalais comptent fleurette à quelques jolies filles. Les taxis-motocyclistes discutent politique devant un véhicule bardé d’affiches électorales. «Aux législatives, je vais voter ce candidat car il m’a donné un job. J’ai collé plus d’une centaine d’affiches pour lui», lance l’un d’eux en désignant la voiture. Mais un autre rétorque : «Tu es un idiot ! Il faut voter en fonction de tes objectifs politiques, pas pour celui qui distribue le plus de billets !» Un peu plus loin, nous croisons deux policiers français de la force de l’ONU. «Nous sommes ici depuis six mois pour préparer les élections», explique le premier. Nous lui demandons où se trouve la route pour Béladère, ville frontière avec la République dominicaine. «Faites attention là bas ! Si vous êtes kidnappés, personne ne paiera la rançon», répond-il. Et apprenant que nous avons dormi à l’hôtel situé sur la grand place il regrette : «Vous auriez dû venir à l’hôtel Plazza, au moins il y a une piscine.» «Nous ne sommes pas exactement en vacances», répond Manu (mon cher technicien) avant d’embrayer.

Panne de 4X4 sur la route de Lascahobas.(Photo : Manu Pochez/RFI)
Panne de 4X4 sur la route de Lascahobas.
(Photo : Manu Pochez/RFI)

La route est goudronnée de Mirebalais à Lascahobas. Une exception notable dans la campagne haïtienne. «Tous les villages en bordure de cette route vont voter Préval car c’est lui qui a fait bitumer la route quand il était président», assure notre interprète. Après Lascahobas, terminé le ruban lisse et goudronné. La piste est caillouteuse et semée d’embûches. Le véhicule que nous avons loué à Port-au-Prince est censé être tout terrain, mais il a bien du mal à aborder les ornières et autres nids-de-poule qui parsèment le chemin. Nous remarquons un homme en train de coller des affiches sur les arbres. Nous nous arrêtons pour l’interroger sur la campagne électorale en cours. Il pointe notre véhicule et dit en créole : «Genyen yon fuite en bas machine nan et caoutchouc a ap perdu vent !». Dépités, nous observons la tâche d’huile sous la voiture, et le pneu dégonflé. Il faut faire demi-tour, retourner à Lascahobas pour réparation. Les garçons installés sur le trottoir de la place centrale prennent les choses en main très rapidement. Notre cric est incomplet ? Qu’à cela ne tienne : à dix, ils soulèvent la voiture et la hissent sur un improbable assemblage de pierres et de poutres. Le carter moteur est démonté en un tour de main. Puis, il faut se rendre chez le soudeur, quelques ruelles plus loin. L’homme observe la pièce fissurée, hoche la tête et envoie un gamin chercher un morceau d’aluminium dans un fatras de métaux divers. En trois heures, le bloc moteur est remonté, la voiture réparée avec trois fois rien. En France, un garagiste aurait demandé une semaine et une somme astronomique. Nous saluons la débrouillardise des Haïtiens.

Un paysan avec son coq de combat.(Photo : Manu Pochez/RFI)
Un paysan avec son coq de combat.
(Photo : Manu Pochez/RFI)

Comme tous les samedis soirs à Béladère, le bar-boîte de nuit est ouvert au premier étage du Barezi disco hôtel club situé sur la grand’ rue. La jeunesse de la ville danse collé-serré sur les rythmes des Caraïbes. La musique se mêle aux sonos douteuses des camions électoraux, garés devant l’établissement, et au ronronnement du générateur. Au bar, on boit de la bière Prestige et du rhum Barbancourt. L’ambiance est détendue. «Ici, ce n’est pas Port-au-Prince. Vous pouvez vous promener seule dans la nuit, personne ne vous causera d’ennui», assure le patron de l’hôtel, démentant les propos du policier français qui nous avait mis en garde.

 

Dimanche 5 février

Sortie de la messe à l'église de Beladère.(Photo : Manu Pochez/RFI)
Sortie de la messe à l'église de Beladère.
(Photo : Manu Pochez/RFI)

Le lendemain matin, l'église de Beladère est pleine à craquer pour cette dernière messe avant le scrutin. Les fillettes arborent des robes de tulle et de soie, les hommes portent costumes et chapeaux de paille, les femmes déploient chaussures à talons et froufrous divers. Nous nous sentons miteux dans nos jeans fatigués et poussiéreux. A l’issue de son sermon, le prêtre met ses ouailles en garde : «N’écoutez pas les discours des candidats. Observez plutôt comment ils vivent au quotidien. S’ils sont sales et leur maison mal tenue, ne votez pas pour eux !» Même sans eau courante ni électricité, rester propre demeure une priorité pour le curé.

 

La frontière dominicaine.(Photo : Manu Pochez/RFI)
La frontière dominicaine.
(Photo : Manu Pochez/RFI)

La frontière avec la République dominicaine est matérialisée par une petite rivière. Nous la franchissons et commençons à interroger des Haïtiens qui attendent devant le poste de police de l’autre côté. «J’habitais depuis vingt ans à Saint Domingue quand j’ai été interpellé, jeté en prison, et ramené jusqu’ici en camion», raconte l’un d’entre eux. «Je suis arrivé ici jeudi dernier. Je ne connais personne, et je n’ai pas pu joindre ma famille en République dominicaine pour les informer de ce qui m’est arrivé. Je ne comprends pas pourquoi ils m’ont arrêté : mes papiers étaient en règle. A Saint Domingue, j’ai une maison et un travail. Ici, je n’ai rien. Comme les policiers m’ont confisqué mon passeport, les douaniers ne veulent pas me laisser passer.» Un policier dominicain intervient : «Pas d’interview ici. Nous sommes en République dominicaine. Si vous voulez sortir votre micro, il faut repasser la frontière.» Nous traversons la rivière à pied en sautant de caillou en caillou. «Vous voyez comme ils nous traitent. Pour eux, les Haïtiens ne sont bons qu’à être exploités. Par pitié, n’allez pas en vacances là bas : derrière leurs belles plages se cache l’esclavage», commente le rapatrié.

Sur la piste qui nous ramène vers Lascahobas, nous croisons énormément de paysans endimanchés, à pieds ou juchés sur des baudets. La garde-robe immaculée semble de rigueur partout en Haïti le jour du Seigneur. Nous remarquons un groupe d’hommes regroupés à l’ombre d’un grand arbre au bord du chemin. L’ambiance a l’air très animée. C’est jour de combat de coqs. Chacun porte son volatile sous le bras, et lui caresse les plumes. «Mon coq, c’est tout pour moi», explique un paysan. «C’est grâce à ses victoires que je nourris ma famille.» Mais aussitôt il ajoute : «Le problème, c’est que les parieurs ont de moins en moins d’argent pour miser…»

Mardi 7 février, jour de scrutin, 5 heures du matin

La file d'attente devant le centre électoral de Meyotte.(Photo : Manu Pochez/RFI)
La file d'attente devant le centre électoral de Meyotte.
(Photo : Manu Pochez/RFI)

Il fait encore nuit mais partout dans les rues sombres de Port-au-Prince, des groupes d’électeurs se pressent vers les urnes. Devant le centre électoral du quartier de Meyotte, encore fermé, une file d’attente s’étire déjà sur plusieurs centaines de mètres. «Je suis arrivé à deux heures du matin», précise l’électeur de tête. «C’est extraordinaire ! Je n’ai jamais vu une telle mobilisation en Haïti !», se réjouit un industriel qui espérait arriver dans les premiers pour voter. Le bureau de vote ouvre finalement avec une bonne heure de retard. Sur les bulletins pour la présidentielle figurent les photos des 32 candidats. Il faut plier la feuille en quatre ou cinq pour la glisser dans l’urne transparente. Les isoloirs sont en carton. Après avoir voté, on fait la queue pour se noircir l’ongle du pouce droit au feutre. Certains sortent du bureau de vote hilares, en levant leur pouce vers le ciel tandis qu’ils longent l’interminable file d’électeurs qui patientent impassibles sous un soleil de plomb.

A flanc d’une colline de la zone défavorisée de Rivière Froide à Port-au-Prince, une femme avance sous le soleil, ses sandales à la main. Elle a dû marcher quatre heures pour aller voter, a patienté trois heures devant le centre électoral, et rentre chez elle. «Combien de temps vous reste-t-il avant d’arriver ?», lui demande-t-on. «Pas tellement, pas tellement, d’ici deux heures je pense être à la maison», sourit-elle. Et reprenant son chemin elle ajoute : «C’est la première fois que je vote. Je veux du changement !»

Bureau de Meyotte : dépouillement des bulletins à la bougie.(Photo : Manu Pochez/RFI)
Bureau de Meyotte : dépouillement des bulletins à la bougie.
(Photo : Manu Pochez/RFI)

A 18 heures, le centre électoral de Meyotte ferme ses portes. A l’intérieur, le dépouillement commence à la lueur des bougies. Les scrutateurs et les observateurs doivent tendre le cou pour vérifier les cases cochées par les électeurs. «Nous n’avons pas d’électricité, nous faisons avec les moyens du bord !», sourit le chef du bureau. Et, satisfait, il ajoute : «Tout s’est bien passé. Un homme s’est évanoui à la mi-journée à cause de la chaleur, mais c’est le seul incident que nous ayons à déplorer.»


par Anne  Corpet

Article publié le 13/02/2006 Dernière mise à jour le 13/02/2006 à 13:32 TU