Etats-Unis / France
Espionnage nucléaire entre alliés
Que des alliés s’espionnent n’a rien de surprenant, que les États-Unis s’intéressent aux capacités nucléaires d'un autre pays non plus. Ce qui l’est davantage, ce sont les moyens mis en œuvre. Agents infiltrés, informateurs, navires, avions de reconnaissance U2, satellites et écoutes de l'Agence nationale de sécurité (NSA) : dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1946, les agences américaines de renseignement ont déployé un arsenal conséquent pour surveiller le programme d'armement nucléaire français.
C’est ce que révèlent des documents d'archives publiés sur Internet mardi par un chercheur indépendant, Jeffrey Richelson, membre du National Security Archive, un institut militant pour la liberté de l'information affilié à l'université George Washington, située dans la capitale américaine. Ces documents, naguère secrets et aujourd’hui déclassifiés, s’étalent sur une quarantaine d’années. Ils proviennent notamment de la Central Intelligence Agency (CIA), du département d'État, du commandement Pacifique, du commandement stratégique aérien de l'armée américaine et du Manhattan Project (nom de code du programme pour le développement de la bombe atomique américaine).
Les Etats-Unis, pionniers en matière de technologie nucléaire et premier pays à se doter de la bombe atomique à la fin de la Seconde Guerre mondiale, « étaient simplement inquiets que d'autres Etats, amis ou ennemis, puissent se doter de l'arme nucléaire, explique Jeffrey Richelson. Le renseignement avait pour mission de savoir à quel niveau ils se situaient. » Dès 1946, alors que s’instaure la Guerre froide et l’hostilité entre l’Est et l’Ouest, le premier pays espionné est l’URSS.
La France gaullienne, alliée jugée indocile et peu fiable
(Source de l'image: National Security Archive)
Quasi simultanément vient le tour de la France, puisque les documents publiés mentionnent une série de rapports de l’époque sur l'éventualité que les scientifiques français vendent leur savoir-faire nucléaire au plus offrant. Ainsi, citant « une source sûre », un mémorandum ultra-secret daté du 18 février 1946 rapporte que « selon une rumeur, des savants français ont trouvé la formule et mis au point les techniques pour des explosions atomiques et ils veulent maintenant vendre cette information. (…) Ils prétendent qu'ils ne veulent pas la vendre aux Alliés ou à leur propre gouvernement pour des raisons politiques. » Quelques mois plus tard, un autre document secret américain relève : « Il est bien connu qu'au Commissariat à l'énergie atomique français, tous (les responsables) sont des communistes ou des sympathisants communistes... »
La défiance, voire la paranoïa américaine culmine au début des années 50 avec le maccarthysme et la lutte tous azimuts contre le communisme, y compris sur le territoire américain. A cette époque, et alors que la France n'a pas encore pris la décision d'acquérir l'arme atomique, le département d'Etat et l'armée américaine suivent de près les personnels travaillant aux programmes nucléaires français.
A l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, en 1958, l’espionnage américain s’intensifie. Le premier essai français a lieu en février 1960 dans le Sahara algérien. Washington se méfie de cette France gaullienne, alliée jugée indocile et peu fiable, membre turbulent de l’Otan, même si le président français sera le premier à assurer John Kennedy de son soutien lors de la crise de Cuba en 1962. De Gaulle résumait ainsi sa doctrine à l’égard des Etats-Unis : « Solidaires dans la tempête, indépendants par temps calme ».
Avec l’aide de la Nouvelle-Zélande
La France devient à cette époque le quatrième pays à se doter de l’arme nucléaire après les États-Unis, l'Union soviétique et la Grande-Bretagne. Avec l’indépendance algérienne, le centre d’essais est transféré dans le Pacifique-Sud à partir de 1966. Du coup, les États-Unis élargissent leur surveillance jusqu'à l'atoll polynésien de Mururoa. Selon Jeffrey Richelson, cet espionnage entraînera en mai de cette année-là les deux seules sorties d'un avion espion U-2 depuis un porte-avions, l'USS Ranger.
Les documents des années 1960 décrivent en détail les sites de Mururoa et Fangataufa en Polynésie, ainsi que l'opération américaine « Burning Light » (lumière brûlante) qui visait à mesurer les ondes électromagnétiques des essais français, les services américains de renseignement ayant appris à l'avance la date et l'heure de ces essais. Le document le plus récent date de 1987. Il concerne la théorie française de dissuasion nucléaire face à la menace d'invasion soviétique. Mais les activités de surveillance des activités nucléaires françaises se sont poursuivies dans les années 1990, assure Jeffrey Richelson, précisant qu'une partie était menée par la Nouvelle-Zélande, en coopération avec les Etats-Unis. Depuis 1995, les essais nucléaires français sont effectués en simulation.
par Philippe Quillerier
Article publié le 22/03/2006 Dernière mise à jour le 22/03/2006 à 17:34 TU