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Irak

Abou Ghraib : vrai prisonnier, faux symbole

Ali Al-Kaissi, ancien prisonnier d’Abou Ghraib, a avoué avoir «endossé» l'identité d'un autre.(Photo : Nazim Ayadat/RFI)
Ali Al-Kaissi, ancien prisonnier d’Abou Ghraib, a avoué avoir «endossé» l'identité d'un autre.
(Photo : Nazim Ayadat/RFI)
Nous avons brièvement publié, le 18 mars dernier, un portrait d’Ali Kaissi que nous présentions comme le prisonnier d’Abou Ghraib dont la photo avait fait le tour du monde, symbolisant les traitements cruels infligés aux détenus irakiens par leurs geôliers américains. Cet article a été retiré de la publication lorsque, quelques heures plus tard, nous apprenions que nous avions été, comme d’autres, victime d’une imposture. Certes, Ali Kaissi a bien été un prisonnier d’Abou Ghraib et une victime de sévices de ses gardiens américains, mais il n’était pas « l’homme de la photo ». Alerté, notre correspondant à Amman a effectué la contre-enquête.

De notre correspondant à Amman

« Non, je ne suis pas l’homme sur la photo ». Des sanglots dans la voix, Ali Kaissi, véritable ex-prisonnier, mais faux symbole, admet avoir menti. Longtemps, cet ancien chef de quartier irakien s’est fait passer pour un autre. Il reconnaît aujourd’hui qu’il n’est pas le célèbre prisonnier encagoulé, dont le portrait, debout sur une caisse, les bras en croix, et les mains entourées de fils électriques, avait fait le tour du monde. A priori pourtant, tout semblait indiquer qu’Ali Kaissi, 43 ans, était bien ce détenu anonyme, et paradoxalement célèbre. Les indices, en effet, ne manquaient pas.

Les registres américains de la sinistre prison font bien mention d’un prisonnier nommé Ali Kaissi, numéro d’écrou 151 716, détenu entre octobre 2003, et mars ou avril 2004. Par ailleurs l’homme avait été interviewé à sa sortie de prison par plusieurs organisations de défense des droits de l’Homme. Son témoignage avait été jugé très crédible et les ONG pensaient qu’il s’agissait bien de l’homme qui figurait sur l’épouvantable cliché. Autre indice, le détenu sur la photo a la main gauche mutilée. Or, Ali Kaissi, bien avant sa détention, a perdu un doigt lors d’un mariage. Un vieux fusil lui avait explosé dans les bras. Quatrième élément : deux de ses anciens compagnons d’infortune affirment se souvenir qu’il s’était confectionné un poncho, en déchirant sa couverture. Exactement comme sur la photo. Enfin ce n’est pas un, mais plusieurs détenus qui ont été torturés avec des électrodes au bloc 1A, et placés dans la posture pathétique. Une pratique fréquente, selon le Commandement des investigations criminelles de l’armée américaine (CID), saisi de l’enquête sur le scandale d’Abou Ghraib.

L’identité du véritable prisonnier établie

Ainsi, Ali Kaissi a bien été torturé. La chose est désormais établie. Mais pourquoi s’est il fait passer pour un autre ? Sans doute pour combler le vide autour de cette fameuse photo. En effet, dès sa sortie de prison, il s’est autoproclamé porte-parole des anciens détenus. La charge symbolique de l’image en question a fait le reste. Aujourd’hui, après la publication de l’intégralité des 279 photos d’Abou Ghraib, par le magazine en ligne américain « salon.com », le doute n’est plus permis sur l’identité du véritable prisonnier. Les enquêteurs de l’armée américaine l’ont établie. Il s’agit d’un certain Abdou Hussain Saad Faleh, remis en liberté en janvier 2004, introuvable depuis. Ali Kaissi connaissait Faleh. Et s’il avoue avoir « endossé » son portrait, il maintient qu’il a été, au même titre que lui, « victime de l’enfer d’Abou Ghraib ». Ses avocats ajoutent : «Peu importe qui était sur la photo, l’essentiel, c’est que le témoignage de notre client, décrivant une pratique systématique de la torture, n’a pas été démenti. »

Les mécanismes de l’information sont « piégeux ». Concernant les affaires irakiennes, cette affirmation prend tout son sens. Car, au fond, l’histoire d’Ali Kaissi souligne aussi les risques du métier, et démontre combien il est difficile pour les journalistes d’échapper à l’intox dans le contexte irakien. Plusieurs exemples fameux de reportages trompeurs ont coûté cher à certains journaux. Au New York Times par exemple, qui comme nous, avait mal identifié Ali Kaissi. L’histoire de ce vrai-faux prisonnier d’Abou Ghraib rappelle enfin une exigence fondamentale. Celle de s'entourer de deux précautions plutôt qu'une, lorsque la presse se trouve en présence de récits singulièrement marquants.


par Nazim  Ayadat

Article publié le 23/03/2006 Dernière mise à jour le 23/03/2006 à 15:59 TU