Kaboul au jour le jour
Deux jours de violences, de rumeurs et de tension
Kaboul, 29-30 mai 2006
Ce lundi matin –29 mai 2006– je me lève toute heureuse des rendez–vous qui m’attendent. Je vais enfin pouvoir rencontrer deux interprètes dari–français pour m’aider à approcher les parlementaires afghanes. C’est bien l’objectif que je me suis donnée : faire parler ces élues du peuple entrées en masse au Parlement (plus de 27%) à la suite des élections de septembre, connaître leur passé et leur situation présente.
(Photo : Sophie Malibeaux/RFI)
Le premier rendez–vous doit avoir lieu au Parlement, où je compte tester mon interprète en lui faisant traduire les interventions des parlementaires devant l’Assemblée nationale. Les échanges risquent d’être vifs.
La veille, le front conservateur a subi un véritable camouflet. L’Assemblée examinait la nomination du chef de la Cour suprême. Le président Karzaï ayant choisi de reconduire dans ses fonctions le vénérable Shinwari, un vieux religieux conservateur, proche des 80 ans, critiqué par les progressistes pour son ignorance en matière judiciaire et conspué par certains pour avoir laissé s’installer la corruption au sein même de la Cour suprême. Défendu par son clan, Shinwari semble avoir toutes les chances de son côté, jusqu’à ce que le vote à bulletin secret ne vienne prouver le contraire. A la surprise générale, les députés rejettent la nomination du chef de la Cour suprême, le président Karzaï n’a plus qu’à nommer un remplaçant.
Ce lundi, l’Assemblée doit poursuivre son travail d’examen des autres membres proposés pour siéger à la Cour suprême. La journée promet de vifs échanges sur les bancs de l’Assemblée. Mais nous n’aurons pas le temps d’en arriver là. Avant même l’ouverture de la séance –par la lecture de versets du Coran– une certaine agitation commence à remplir les couloirs du Parlement et la cafétéria où sont retransmis les débats sur écran plat.
Nervosité extrême dans la ville
Les gardes de sécurité, à l’extérieur, sont sur les dents. En fait, de l’autre côté de la ville, un véhicule militaire américain vient d’occasionner un carambolage mortel. Les forces américaines disent avoir voulu porter secours aux blessés –cinq d’entre eux y perdront la vie– et les soldats américains sont soudainement pris à parti. Objets de la vindicte populaire, ils reçoivent des renforts de la police afghane.
Il faut rappeler que les semaines précédentes, les troupes engagées au sud du pays, dans la lutte contre le terrorisme –sous commandement américain– ont été mises à rude épreuve par les « éléments anti–gouvernementaux ». Les populations locales se sont retrouvées prises entre deux feux. Il y avait des années –sans doute depuis la chute du régime taliban en 2001– que le nombre de victimes civiles n’avait pas atteint un tel niveau parmi la population afghane. Du coup, dans tout le pays, le sentiment général se dégrade à l’égard de l’équipe au pouvoir et de ses alliés étrangers.
La scène qui se déroule à Kaboul autour de l’accident impliquant le camion américain témoigne de cette nervosité extrême. La foule attaque. La riposte est sévère contre les émeutiers. Les forces de l’ordre tirent… pas seulement en l’air. Des civils –quatre personnes au moins dont un enfant– tombent sous les balles sans que l’on sache très bien qui est responsable de la tuerie.
Je dois fuir par dessus les murs du jardin
La nouvelle arrive au Parlement et les députés décident d’une audience à huis clos. De toute façon, l’interprète attendu avait décidé de me poser un lapin.
(Photo : Sophie Malibeaux/RFI)
Retour à la maison dans l’attente du prochain rendez-vous, avec une autre interprète. Je précise que je ne vis pas à l’hôtel, mais à l’Atmosphère, charmante villa du quartier résidentiel de Qala e Fatullah. La maison est tenue par Marc Victor, ancien journaliste de RFI, qui a notamment ouvert un excellent restaurant français, au milieu d’un jardin, essentiellement fréquenté par des expatriés, notamment des journalistes et des membres d’ONG (Organisations non gouvernementales) nombreuses dans ce quartier résidentiel. Le temps d’arriver à l’Atmosphère, la rumeur de manifestations violentes s’est déjà propagée dans toute la ville. Les portables ne passent plus. On dit que des milliers de manifestants en colère se dirigent vers le Parlement, mais aussi vers le palais présidentiel, la mission de l’ONU, le quartier des ambassades et le centre commercial de Kaboul. C'est-à-dire, pas loin de chez nous.
Puis les coups de feu relayent la rumeur. Le quartier est bel et bien la proie des émeutiers. Le personnel afghan de l’Atmosphère évacue les quelques clients par-dessus les murs du jardin, chez les voisins. Le sang-froid de la famille qui nous accueille est extraordinaire. Nous sommes une vingtaine de personnes réfugiées dans la pièce réservée aux invités, cinq étrangers et une quinzaine de jeunes Afghans, d’allure peu traditionnelle.
Le silence est ponctué par le bruit des tirs
Le personnel de l’Atmosphère ressemble à ces jeunes que l’on rencontre dans d’autres pays d’Asie, conquis par le modernisme et ouverts aux étrangers. Mais nous sommes bel et bien chez des gens de confiance, une famille d’apparence classique, imprégnée de ce sacro–saint sentiment d’hospitalité que tant d’Afghans érigent en valeur suprême.
(Photo : Sophie Malibeaux/RFI)
Les heures passent. Le silence est ponctué par le bruit des tirs de kalachs. On entend au loin des détonations d’armes lourdes et à certains moments le crépitement des armes semble tout proche. Il y a aussi quelques sonneries de portables, avec de mauvaise nouvelles : la guest house du cabinet de consultants Altaï vient d’être totalement pillée. Heureusement, comme nous, le personnel s’était réfugié chez des voisins. Lorsque les pilleurs ont voulu y entrer, les femmes de la maison les ont forcé à rebrousser chemin.
Nos hôtes mettent la radio, et reçoivent également des nouvelles par téléphone. La rumeur enfle de façon incontrôlable, nourrie par certains médias locaux peu scrupuleux : on évoque la mort de centaines de personnes, la prise du Parlement par les émeutiers. En fait, rien de tel. En fin de journée, nous apprendrons que l’épisode a causé la mort d’une quinzaine de personnes, d’après les informations recueillies par les agences de presse auprès des hôpitaux. L’absence d’intervention armée dans la ville nous laisse perplexes. Mais nous comprenons peu à peu qu’un tel déploiement aurait pu envenimer la situation encore davantage. Nous constatons malgré tout, la faible capacité d’action de la police locale.
On ne peut plus ignorer l’état de nervosité des populations
Vers 5 heures de l’après–midi, la police afghane reprend le dessus –au moins dans notre quartier. L’ambassade de France, qui nous avait localisé dès le début de l’après-midi finit par envoyer un convoi pour nous évacuer en lieu sûr. On ne sait pas trop ce que réservent les nuits et les jours suivants. Le couvre-feu restera de rigueur jusqu’à ce samedi.
On redoutait que les enterrements ne donnent lieu à de nouvelles irruptions de violences. Ils se sont passés dans le recueillement. On craignait également la rage attisée par certains mollahs lors de la prière du vendredi. En fait, le calme règne. Simplement, on ne peut plus ignorer l’état de nervosité des populations et le risque d’un nouvel embrasement, visant spécialement la communauté occidentale.
L’interprète que je finis par rencontrer le lendemain, me raconte –en des termes on ne peut plus éloquents– l’attitude de ses étudiants le jour des troubles. C’est une femme de 42 ans, qui me reçoit chez elle. Roxanne ne porte pas le voile à la maison, mais soigne sa tenue lorsqu’elle sort. Moderne, mais pas provocante. Elle essaie d’instiller chez ses élèves de français (des jeunes d’une vingtaine d’année qui viennent tout juste d’entrer à la fac de médecine) l’amour de la vie, et le respect de valeurs humanistes, comme la tolérance.
Elle n’en revient pas de ce qu’elle a entendu la veille. « Ils ne voulaient plus rester en cours, je les ai retenu autant que possible. Ils sont sortis de cours en me demandant " comment on dit : mort à l’Amérique ? " , je leur ai dit que cela ne se disait pas en français », « comment on dit : vive Ben Laden ? », « j’ai répondu : il n’y a pas de vocabulaire pour ça… ». Vida est complètement atterrée, « et moi qui fait tout pour leur apprendre la douceur de vivre, avoir une petite amie etc. ».
Le surlendemain nous nous retrouvons toutes les deux pour faire notre première interview d’une femme parlementaire.
Nous avons pris rendez-vous avec une député de Hérat (ville de l’ouest de l’Afghanistan), Sahadat Fatahi. Je l’avais croisée à plusieurs reprises dans les couloirs du Parlement. Son visage est dur et sévère, mais lorsqu’elle se met à parler, il rayonne de gentillesse et d’intelligence. Elle m’est apparue comme l’une des femmes les plus âgées du Parlement, avec un regard perçant, et plein de vie. Je ne serais pas déçue par notre entretien.
J’ai rencontré d’autres parlementaires, et de nouveau, le récit des années passées, la détermination présente m’a fait forte impression. Ce sera l’objet d’un prochain carnet.par Sophie Malibeaux
Article publié le 05/06/2006Dernière mise à jour le 05/06/2006 à 13:50 TU