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interview

XIe Sommet de la Francophonie

La Francophonie a-t-elle une vocation européenne ?

La tenue du XIe Sommet de la Francophonie à Bucarest est l’occasion de s’interroger sur la situation de la langue française et l’imaginaire qu’elle véhicule en Europe. Cinq personnalités du monde des lettres réagissent.

Sophie Képès, écrivain, traductrice : « Une alternative à la domination d’une seule langue »

De langue maternelle française, j’ai commencé mon parcours d’écrivain avant de devenir traductrice de hongrois, ma langue paternelle. Puis j’ai découvert les littératures d’Europe centrale et balkanique, et leur fréquentation a imprégné et remodelé mon rapport à la langue française et ma poétique romanesque. A tel point qu’aujourd’hui, je me considère comme un « auteur francophone de littérature centre-européenne ».

Pendant des siècles, la Hongrie a subi le joug politique et culturel de ses puissants voisins germanique et russe. Pour échapper à leur influence et se revendiquer européens avant tout, les Occidentalistes (fin XIXe - début XXe) se sont tournés vers la France. Ecrivains, peintres, musiciens puis photographes étaient francophiles, souvent francophones. Depuis la chute du communisme, et plus encore depuis l’entrée dans l’Union européenne, la francophonie se renforce en Hongrie. Elle représente à nouveau une alternative à la domination d’une seule langue, et à ce titre, elle a un rôle immense à jouer. A l’inverse, n’oublions jamais que la langue et surtout la littérature françaises ont grand besoin de se frotter aux autres !

Jean-Marie Klinkenberg, professeur à l’université de Liège, membre du Haut conseil de la Francophonie : « La conjoncture permet au français d’être la langue de la diversité »

L’Europe ne serait pas elle-même si elle ne respectait pas la diversité dont elle a fait une de ses valeurs. Si le français y a une mission à remplir, c’est celle-là : contribuer à faire contrepoids à la massification mondiale. Certes, il n’est pas dans l’essence du français d’être la seule langue à pouvoir endosser ce rôle, parce qu’elle serait naturellement non alignée, ou qu’elle serait « la langue des droits de l’homme ». Non seulement aucune collectivité n’est investie d’une mission messianique, mais le passé de la langue française la prépare peu à être la langue de la diversité. Il se fait toutefois qu’elle est dans une position conjoncturelle qui lui permet de l’être en ce début de millénaire : d’une part elle permet l’expression de la modernité, et d’autre part, assez forte pour être fédératrice et assez faible pour ne pas être universellement dominatrice, elle occupe une position tactique qui lui permet de mener le combat contre les hégémonies mortifères. Mais ce combat, elle ne pourra le gagner qu’en nouant des alliances tactiques avec les autres langues qui sont dans la même position : l’allemand, l’espagnol, le russe…

Boniface Mongo-Mboussa, critique littéraire : « Le procès de la face diurne du colonialisme »

La Francophonie peut jouer en Europe un rôle très important : devenir un espace d’échange littéraire et intellectuel fécond, un espace de convivialité et de dialogue. Je travaille actuellement avec Lakis Prodiguis, un grand critique grec francophone : nous méditons sur la nécessité de maintenir une francophonie littéraire et intellectuelle dans un monde marqué par le communautarisme et les revendications identitaires exacerbées.

Comme l’écrit si bien l’auteur grec Théodoropoulos, « la francophonie littéraire n’est pas un projet politique, c’est, avant tout, la marque d’une attitude intellectuelle ». C’est au nom de cette attitude intellectuelle que Diderot a séduit Catherine, impératrice de Russie. C’est au nom de cet humanisme universel des Lumières que Mongo Beti, Césaire ou Senghor ont instruit le procès de la face diurne du colonialisme, prolongeant ainsi le travail de Montesquieu, de Diderot, de Voltaire ou de l’abbé Grégoire. Une telle francophonie a encore toute sa place en Europe.

Timur Muhidine, traducteur de turc : « Une francophonie thérapeutique ? »

A Istanbul, à Izmir ou à Salonique autour de 1900, on parlait certainement plus français que turc ! De nos jours, la francophonie se traduit par une présence forte du français dans l’enseignement secondaire et par un goût répandu pour les émissions de TV5.

La Turquie d’aujourd’hui connaît aussi une francophilie active dans le domaine des sciences humaines : les traductions de Braudel, Foucault, Deleuze et Derrida occupent le devant de la scène intellectuelle... La psychanalyse a aussi fait son entrée en Turquie sur la base du français : les psychanalystes turcs sont encore largement formés à Paris et l’Ecole freudienne française domine. Cette francophonie-là serait-elle thérapeutique ?

A défaut de la langue française, les Turcs ont peut-être besoin d’un modèle français puisque leur inconscient porte encore la trace de l’esprit des Lumières et de la Révolution française. Mais cette idée-là de la France pourrait, à l’image du kémalisme qui s’en est beaucoup inspiré, être mise à mal... Il est à craindre que le renouveau nationaliste mâtiné d’un islam pas toujours modéré que connaît la Turquie aujourd’hui soit moins propice à la diffusion de la francophonie.

Propos recueillis par Tirthankar  Chanda

Article publié le 19/09/2006 Dernière mise à jour le 19/09/2006 à 19:16 TU

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