Pakistan
Le juge et les militaires
(Photo: Reuters)
De nos correspondants à Islamabad
«C’est un jour noir dans l’histoire du Pakistan. Mais on est toujours en vie et on va continuer à lutter pour l’indépendance de la justice. Il faut se battre sinon demain ce sont tous les juges intègres du pays qui seront limogés. Aujourd’hui tous les Pakistanais pleurent avec moi», dit d’une voix tremblante d’émotion, une magistrate récemment révoquée par le pouvoir en place. Derrière elle, les cris de la foule s’intensifient : la voiture du juge Mohammad Chaudhry s’approche de la Cour suprême où son procès doit se tenir. Les manifestants acclament le chef de la justice comme un héros et se bousculent pour empêcher la voiture de pénétrer dans l’enceinte du bâtiment, solidement gardé par des centaines de policiers, armés de bâtons et de boucliers.
Des motivations politiques
Démis de ses fonctions le 9 mars dernier, le juge est accusé de mauvaise conduite et d’abus de pouvoir par le gouvernement. Officiellement, il aurait joué de ses fonctions pour obtenir un poste à son fils dans une agence gouvernementale. L’opposition affirme, de son côté, que son limogeage répond à des raisons plus politiques. Selon elle, ce juge intègre aurait refusé de modifier la Constitution pour permettre au président Pervez Musharraf d’être réélu par l’actuel Parlement, où il dispose d’une confortable majorité. On assiste pour la première fois, depuis la prise du pouvoir du général Musharraf par un coup d’Etat, en 1999, à une véritable confrontation entre l’armée, qui détient véritablement ce pouvoir, et la société civile. Les avocats sont les premiers à être descendus dans la rue. «Nous sommes là aujourd’hui pour sauver notre Constitution et nos institutions et surtout la justice qui a été humiliée par le général Musharraf. On est prêt à tout, on n’a plus rien à perdre», annonce l’un d’eux face à une rangée de policiers bien plus nombreux que les manifestants. Ces avocats sont soutenus par les partis politiques d’opposition.
Modérés et radicaux font front et ils demandent tous le départ du président Pervez Musharraf. Des personnalités, des écrivains et même un ancien chef des services secrets pakistanais, impliqué dans les années 1990 dans le soutien au régime taliban, soutiennent les manifestants. «Nous sommes là en tant que citoyens, pour sauver ce qui reste de la société civile, mise en miettes par notre président», indique fièrement l’homme qui fut pourtant longtemps à la tête de l’ISI, les puissants services de renseignement pakistanais soupçonnés d’être un Etat dans l’Etat. En province, le mouvement est également très suivi. Des manifestations ont eu lieu dans toutes les grandes villes. Mais c’est à Lahore, capitale culturelle du Pakistan située près de la frontière avec l’Inde, que les heurts avec la police ont été les plus violents. De nombreux avocats ont été blessés et les forces de l’ordre ont plusieurs fois pénétré dans l’enceinte du palais de justice.
Le procès est reporté au 3 avril
Reste à savoir si ce mouvement de contestation va se propager à l’ensemble de la population. Si les revendications sont vives, elles ne se manifestent publiquement que par la voix d’une élite intellectuelle extrêmement critique, mais relativement isolée. Pour l’heure, le gouvernement joue la montre. Le procès, déjà ajourné à deux reprises, a encore été repoussé au 3 avril prochain. Aucune explication officielle n’a été donnée à ce report. Mais les avocats en grève risquent bien de devoir mettre fin à leur mouvement pour retourner au travail. «Le problème au Pakistan c’est que la classe moyenne s’appauvrit. Nous, les avocats, nous sommes solidaires des autres travailleurs parce que nos revenus ne sont souvent pas beaucoup plus élevés que les leurs», précise maître Muhammad Wagas Malik, habillé en noir et blanc. Il laisse également sous-entendre que derrière la crise de la justice grondent également des revendications sociales. Mais rien ne dit que l’armée laisserait croître un mouvement de contestation généralisée. Certains experts à Islamabad annoncent par ailleurs que ce pouvoir militaire pourrait se désolidariser du président Musharraf sans pour autant renoncer à diriger le pays.
Gagner du temps
Si les autorités d’Islamabad choisissent de gagner du temps, elles n’en attisent pas moins la colère des protestataires. La police a en effet saccagé les locaux de Geo TV, une station de télévision indépendante, réputée pour sa liberté de ton. Au milieu des débris de vitres et des odeurs de gaz lacrymogènes, Amid Mir, responsable du bureau dans la capitale, explique : «Depuis ce matin, Geo TV était dans la ligne de mire des autorités. Un de mes journalistes, qui couvrait les manifestations, a été arrêté. J’ai moi-même reçu des menaces par téléphone. On m’a dit que si on continuait à couvrir les manifestations, nos locaux seraient détruits. Ce saccage répond à un ordre passé en haut lieu. Ils ont voulu faire passer un message à toute la presse. Mais on ne cèdera pas».
par Eric de Lavarène avec Sarah Sounine
Article publié le 21/03/2007 Dernière mise à jour le 21/03/2007 à 13:23 TU