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Photographie

Eugène Atget, l’inventaire d’une vie

Square du Vert-Galant, île de la Cité, 1911. 

		(Photo : BNF)
Square du Vert-Galant, île de la Cité, 1911.
(Photo : BNF)

Atget, une rétrospective. La première jamais organisée en France. A l’occasion du 150e anniversaire de la naissance d’Eugène Atget, la Bibliothèque nationale de France rend hommage au plus parisien des photographes français. Une invitation, à travers 350 tirages, à se promener certes dans le «Vieux Paris» si cher à Atget mais également à découvrir des pages moins connues de son vaste projet documentaire à l’instar de son travail sur les «Intérieurs parisiens» et surtout sur les paysages, qui le mène, une fois n’est pas coutume, hors la ville. Où l’on découvre un collectionneur à la fois méthodique et audacieux. Dans les pas d’Atget ou l’art d’être moderne avec des sujets surgis du passé.


Voir aussi : «Atget en images»


Fabuleux destin que celui d’Eugène Atget. Né à Libourne, dans le sud-ouest de la France, en 1857, il découvre Paris en 1878. Il a déjà 21 ans. Et ses rêves à l’époque le portent vers le théâtre voire la peinture. Il sera même, entre 1882 et 1886, directeur d’une revue au nom prémonitoire, Le Flâneur. Mais devant l’insuccès de ses diverses entreprises, Eugène Atget se lance aux alentours de 1892 dans ce qu’il appelle lui-même des «documents pour artistes». Soit des clichés qui pouvaient servir de modèles à des artistes et des artisans d’art. Il faut néanmoins attendre 1898 pour le voir photographier systématiquement les témoignages architecturaux de l’ancien régime. L’acte de naissance de cette série bientôt baptisée le «Vieux Paris». Témoignage d’un temps que le métropolitain et le baron Haussmann - et son goût pour la géométrie linéaire - n’allaient pas tarder sinon à gommer, du moins à redessiner. Eugène Atget a 40 ans et jusqu’en 1927, année de sa mort, il restera cet infatigable piéton de Paris et de ses environs, accumulant en trente années d’un travail minutieux quelque 8 500 clichés d’une saisissante qualité et d’une inépuisable diversité.

Atget moderne malgré lui

L’exposition s’ouvre sur un des rares portraits d’Eugène Atget. Prise en 1927, quelques mois avant sa disparition, cette photographie le montre de profil, les épaules voûtées, les cheveux en bataille, fatigué, harassé et vaguement indifférent. A des années-lumière apparemment de sa notoriété toute récente, notamment auprès des artistes avant-gardistes au nombre desquels Man Ray, son découvreur dans les années 20, et, surtout, de son assistante, l’Américaine Bérénice Abbott, qui fut d’une importance décisive pour la postérité de l’œuvre d’Atget. C’est elle d’ailleurs qui signe ce portrait que les commissaires de l’exposition ont choisi de placer aux côtés des bitumiers, marchands d’abat-jours, mouleurs et autres vanniers qui constituent Les petits métiers de Paris, du nom de l’un des sept albums, l’un des sept sujets d’étude d’Atget. Est-ce pour souligner que ce dernier, qui arpentait lui aussi les rues de la capitale lesté de tout son équipement, se considérait comme l’un des leurs ?

Rue de Bièvre, 1924. 

		(Photo : BNF)
Rue de Bièvre, 1924.
(Photo : BNF)

«Le paradoxe chez lui, explique Sylvie Aubenas, l’une des deux commissaires, c’est qu’il n’a jamais voulu faire une œuvre. Il a toujours revendiqué le fait de faire de la documentation pour les collectionneurs, les artisans ou les institutions. Il a toujours photographié ce qui était ancien. Et pourtant ces photos de vieilles choses bricolées par Atget dans son coin constituent l’une des œuvres les plus modernes du XXe siècle parce que, dans son souci de rigueur et d’enregistrement, il a rejoint, sans le savoir, les courants les plus importants du siècle passé, à savoir, revenir à la frontalité, procéder par série et s’intéresser à la ville, aux marginaux. Mais c’est le hasard». Hasard aiguillonné tout de même par «le phantasme de tout répertorier. Une idée très XIXe siècle», souligne Guillaume Le Gall, l’autre commissaire de cette rétrospective. Une obsession, quoi qu’il en soit, qui va amener Atget à collectionner tous azimuts, au-delà de son seul travail sur le Paris pittoresque. «Ce qui était important dans le cadre de cette rétrospective, indique Sylvie Aubenas, c’était justement de redéployer l’ensemble de son œuvre de façon thématique et ainsi de montrer un ensemble significatif de son travail du début à la fin». D’où une mise en scène placée sous le signe de la profondeur.

Atget sous toutes ses facettes

Nous sommes toujours face au portrait d’Eugène Atget réalisé par Bérénice Abbott. En nous décalant de deux ou trois pas, notre regard est happé par une ouverture pratiquée dans le mur. S’offre alors au spectateur une perspective qui semble illimitée. A l’image d’une œuvre plus touffue, plus variée qu’on ne l’imagine. «On connaît surtout Atget comme photographe des vieux quartiers mais on s’aperçoit qu’il a photographié aussi beaucoup les parcs, les jardins, les vitrines de magasins, les fêtes foraines et, des choses moins connues comme les intérieurs parisiens ou les zoniers. En fait, cet homme associé au vieux Paris a une œuvre extrêmement diversifiée».

« A l’homme armé », 25 rue des Blancs-Manteaux, 1900 

		(Photo : BNF)
« A l’homme armé », 25 rue des Blancs-Manteaux, 1900
(Photo : BNF)

Portraits, gros plan sur un motif floral, études de nature, détails sur une fontaine, scènes de rue animées bref, insiste Sylvie Aubenas, «on se rend compte que c’est un photographe qui, avec un projet de départ assez austère, a réussi à rendre un Paris très varié, très complet, très vivant». Nombre d’images sont là pour rappeler que, contrairement à l’idée reçue, le Paris d’Atget n’est pas inhabité. Instantanés de foule ou reflets dans les vitrines… Même fantomatiques, les silhouettes qui, parce qu’elles ont bougé resteront définitivement floues, réussissent le tour de force d’interpeller, à plus d’un siècle de distance, le visiteur comme si Atget était en train de prendre la photo sous nos yeux. Le «Vieux Paris» mais aussi «Les Alentours». Celui que l’on identifie comme un photographe de la ville s’est en effet hasardé aux abords de la capitale chez ceux qu’il appelle «Les Zoniers» et a même poussé l’exploration jusque dans les anciens fiefs royaux.

Atget, «le Douanier Rousseau de la photographie»

Emouvante à cet égard, la série dédiée aux grands parcs historiques que sont Saint-Cloud et Sceaux. Là, si Atget n’attise pas à proprement parler notre curiosité, il nous éblouit par sa mélancolie. Et le plaisir de la contemplation des arbres (sujet de prédilection du photographe), de leurs racines noueuses, de leurs troncs écorchés, de leurs ombres rectilignes, est au moins égal à celui qui, dans la série précédente, nous invitait à fouiller les arrières-cours sombres et presque fantastiques du Paris d’avant 1789. Car, rappelle Sylvie Aubenas, «pour lui, tout ce qui nous paraît différent est un seul et même sujet». Soit la marque du temps derrière ce Paris historique, ces quartiers en voie de disparition ou derrière ces arbres abandonnés.

Saint-Cloud, 1922. 

		(Photo : BNF)
Saint-Cloud, 1922.
(Photo : BNF)

Un sentiment de tristesse et de nostalgie contrebalancé par une audace saisissante quand, par exemple, dans les anciens jardins royaux, Atget joue avec les perspectives dessinées par Le Nôtre, avec la géométrie des lieux. «C’est quelqu’un qui, n’ayant pas de formation de photographe et ayant toujours travaillé en marge des courants artistiques de son temps, a développé un regard très classique et en même temps affranchi de toutes les conventions. Ce qui lui vaudra d’ailleurs d’être surnommé ‘Le Douanier Rousseau de la photographie’. Et cette grande liberté d’action, conclut Sylvie Aubenas, fait que pour nous, il est très moderne». De Bérénice Abbott à Robert Doisneau, de Walker Evans à Lee Friedlander en passant par Diane Arbus ou Manuel Alvarez Bravo, tous ont puisé à la source de son esthétique documentaire.

Atget, artiste total

Atget, pionnier. Atget, unique. «Comme toutes ces photos font partie d’un corpus cohérent, elles forment un monde en soi. Il a recréé un Paris dans Paris et on rentre là-dedans comme dans une espèce de labyrinthe», reconnaît Sylvie Aubenas, toujours fascinée, avoue-t-elle, même après de longues années de fréquentation avec l’œuvre d’Atget, «par son inépuisable richesse et sa qualité qui, fait très rare, n'a jamais cessé de progresser». Et probablement aussi par le mystère qui entoure toujours, même quatre-vingt ans après sa mort, cet homme peu loquace et dont l’existence demeure encore aujourd’hui une énigme. L’archétype de l’artiste qui s’efface derrière son sujet ? Pour toute réponse, le spectateur lira, à la fin de l’exposition, ce commentaire écrit en 1920, l’un des rares laissés par Atget sur son travail : «Cette énorme collection artistique et documentaire est aujourd’hui terminée. Je puis dire que je possède tout le vieux Paris».

Modeste et orgueilleux tout à la fois. A l’image de cet homme qui, bien que photographe faute de mieux, n’en fut pas moins artiste total dans le sens où il est allé au bout de son objectif. Avant de partir, on jette un dernier regard au profil usé de cet explorateur méticuleux, comme épuisé effectivement d’avoir, durant trente ans, porté sur ses épaules anonymes le projet insensé d’inventorier Paris sous toutes ses facettes.



par Elisabeth  Bouvet

Article publié le 27/03/2007 Dernière mise à jour le 27/03/2007 à 07:54 TU

Atget, une rétrospective. Jusqu'au 1er juillet à la Bibliothèque nationale de France à Paris. L'exposition sera ensuite présentée à Berlin, au Martin Gropius Bau, du 29 septembre au 6 janvier 2008.


Voir aussi : «Atget en images»

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