Cinéma
Jacques Rivette, «Jeu de pistes»
Au cinéma, le printemps se place sous le signe de Jacques Rivette. Depuis mercredi, son nouveau film, Ne touchez pas la hache, est sur les écrans français. Adapté d’une nouvelle de Balzac, il met face à face Jeanne Balibar et Guillaume Depardieu. Rivette dans les salles et au centre Pompidou qui, depuis le 21 mars, rend hommage au metteur en scène de la Nouvelle Vague. Jeu de Pistes est l’intitulé de cette intégrale qui permet de revoir tous ses films, les versions longues comme les courtes. Au total, 22 films, dont deux inédits. Sur la piste du plus secret des cinéastes français, rencontre avec Martine Marignac, la productrice de Jacques Rivette depuis plus de 25 ans.
(Photo : Moune JAMET)
«Non. Non, je n’ai pas l’intention de faire une longue présentation. J’ai horreur de ça. Mais là, tout de même, vous avez besoin d’une explication». C’est bien parce que les deux courts-métrages présentés ce soir-là au centre Pompidou sont inédits que Jacques Rivette a dù se résigner à les introduire. Et donc, à forcer sa nature. La présence de Jacques Rivette face au public pour évoquer Paris s’en va et Une aventure de Ninon est d’ailleurs qualifiée d’«événement» par les responsables de la programmation cinématographique à Beaubourg. Evénement et épreuve tout à la fois si l’on en juge par l’extrême nervosité de Jacques Rivette, une main occupée à tenir le micro, l’autre à vouloir s’échapper. Plus de questions que de réponses, Jacques Rivette est visiblement de ces hommes qui préfèrent le silence à l’approximation. Au terme d’un échange parfois heurté voire difficile, il descendra de l’estrade, la tête baissée, non sans avoir pris soin auparavant de remercier, avec une évidente sincérité, le public pour sa patience. «Il est d’une timidité maladive qui, avec l’âge, ne va pas en s’arrangeant», reconnaît Martine Marignac, sa productrice depuis vingt-sept ans, depuis Le Pont du Nord.
C’est en 1980 que Martine Marignac rencontre Jacques Rivette. Elle, jusqu’alors attachée de presse de certains des cinéastes de la Nouvelle Vague, décide de se lancer dans la production. Lui est à bout de souffle, son ambitieux projet d’une tétralogie est tombé en rade à mi-parcours et l’a laissé épuisé. Quatre ans maintenant que l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma n’a pas tourné. La rencontre entre Martine Marignac et le réalisateur de Paris nous appartient a lieu par l’entremise de Barbet Schroeder, cinéaste et compagnon de Bulle Ogier, l’une des actrices fétiches de Rivette. «Pour moi, se souvient Martine Marignac, c’était un metteur en scène de la Nouvelle Vague que j’admirais mais autant j’avais des relations avec Truffaut, avec Rohmer, avec Godard, autant Rivette je ne l’avais jamais rencontré. C’était déjà à cette époque un homme d’une grande discrétion». Le scandale, en 1966, de La Religieuse est déjà loin mais les amis qui avaient soutenu Jacques Rivette dans cette épreuve, dont Jean-Luc Godard, sont de nouveau là pour l’aider à sortir de sa dépression et lui offrir les moyens de tourner à nouveau. L’heure, pour reprendre l’expression de Martine Marignac, est à «l’union sacrée». Rivette est décidément homme à (re)venir de loin. Ainsi de ce dernier film, Ne touchez pas la hache, qui s’est substitué à un premier projet, «un scénario original contemporain, raconte Martine Martignac, qui a été refusé partout. Manifestement, personne ne croyait à cette idée de film». Conséquence, Rivette qui tenait coûte que coûte à tourner avec Jeanne Balibar et Guillaume Depardieu, s’est «replongé dans les rayons de sa bibliothèque». Un, deux, trois… Le choix de Rivette se porte une fois encore sur Balzac. Ce sera La duchesse de Langeais, filmé dans son époque, autrement dit en costumes d’Empire. Histoire d’amour incandescente qui consumera les deux protagonistes sans les réunir jamais.
On a beau s’appeler Rivette, avoir imposer le terme de «metteur en scène» pour parler du réalisateur, avoir tourné, entre autres; La Belle Noiseuse, Céline et Julie vont en bateau, Jeanne la Pucelle, Haut bas fragile ou encore Va savoir, cela ne suffit pas toujours à forcer la porte des diffuseurs. «Il est parfaitement conscient, confirme Martine Marignac, que le cinéma qu’il fait est de plus en plus un cinéma dont plus personne ne veut. C’est sa notoriété qui nous permet encore de passer un peu en force. Même là, il a fallu une bataille homérique avec Arte (la chaîne franco-allemande) pour qu’elle entre dans le projet». La très grande culture de Rivette rebuterait-elle les financiers ? «On peut prendre un texte classique comme Balzac, être dans la fidélité à Balzac comme dans ce nouveau film et rester, dans le même temps, dans la modernité la plus radicale. Le film Ne touchez pas la hache décrit des sentiments d’une violence qui est totalement moderne. Ça ne sent absolument pas la naphtaline», explique Martine Marignac qui s’élève contre la réputation d’hermétisme qui colle trop souvent au cinéma de Rivette. C’est même tout le contraire, selon elle : «Contrairement à l’homme, les films eux sont d’une parfaite lisibilité. Et le spectateur garde sa liberté, ce qui est la griffe des grands metteurs en scène. Il donne et dit en quelque sorte aux spectateurs de prendre ce qu’ils veulent. C’est tout sauf du dogmatisme. On retrouve là cette notion de liberté si chère à Rivette. Et c’est peut-être cette trop grande liberté qui effraie aujourd’hui».
Exception faite des acteurs qui, pour leur part, apprécient justement cette place laissée à l’imprévu, à l’inattendu. Et, partant, ne se refusent pas à Rivette. «C’est un metteur en scène qui fascine les comédiens. Car c’est quelqu’un qui a la réputation de laisser aux acteurs une très grande liberté. Je crois que ce que tous les comédiens et les comédiennes sentent, c’est surtout le respect qu’il a de l’autre. Ce n’est pas un manipulateur». Et Martine Marignac d’évoquer «le trac d’Emmanuelle Béart quand elle a accepté de jouer dans La Belle Noiseuse. Elle allait devoir être nue de la première à la dernière image ou presque. Elle n’avait ni scénario à lire ni texte à apprendre. Les dialogues seraient fournis la veille pour le lendemain; bref, ce qui l’a rassurée, ce sont les films d’avant». Au générique des films de Rivette reviennent d’ailleurs souvent les mêmes noms. Il y a le premier cercle où l’on retrouve les amis de toujours, les Bulle Ogier, Michel Piccoli et Barbet Schroeder, à l’affiche d’ailleurs de Ne touchez pas la hache, convoqués en l’occurrence pour jouer les seconds couteaux. Des initiés, en quelque sorte, auxquels s’ajoutent des actrices de passage que Rivette aime à revoir. Ainsi de Nathalie Richard, d’Emmanuelle Béart ou de Jeanne Balibar, passées et revenues.
(Photo : Moune Jamet)
La fidélité, l’un des mots-clés sinon de la vie, du moins de l’œuvre de Jacques Rivette. Fidélité à une ville, Paris, à laquelle ce provincial, né à Rouen en 1928, n’a tourné le dos que par deux fois pour Noroît et Hurlevent. Fidélité à un auteur, Balzac, par trois fois adapté, fidélité via l’image au théâtre, et en fait à tous les arts, fidélité à une famille d’acteurs, fidélité à Pascal Bonitzer et Christine Laurent, ses deux scénaristes depuis plus d’une décennie, fidélité encore à un style qui se moque des modes et des cadences. Il faut, en effet, s’appeler Rivette pour oser faire des films de plus de 4 voire 10 heures. Et qu’en dit d’ailleurs sa productrice, autre fidèle entre les fidèles ? «Il ne le fait pas exprès. C’est sa manière de s’exprimer. Il y a des gens qui écrivent des nouvelles sublimes de 40 pages et d’autres qui ont besoin de 800 pages». C’est indiscutable, Jacques Rivette n’est pas le Raymond Carver du 7e Art mais, tient à préciser sa productrice en éclatant de rire, «faut pas croire, ça lui arrive de couper !». Pas suffisamment, toutefois, si l’on considère le nombre de films qu’il a dû, à l’instar de La Belle Noiseuse, «dédoubler» : «une version longue en sortie cinéma et une version courte pour la télévision. C’est un deal qu’on a entre nous», ajoute Martine Marignac. Un deal, un jeu presque si l’on en juge par l’apostrophe de Jacques Rivette à la fin d’Une aventure de Ninon, film de 45 secondes tourné en 1995 et qui, selon les termes de la commande, aurait pu en faire 5 de plus : «Contrairement à d’habitude, je suis trop court. On va téléphoner à Martine pour lui dire», s’esclaffe le fautif, aussi hilare qu’un gamin pris la main dans le pot de confiture. Soit dit entre nous, on ne l’y reprendra plus.
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Entre Martine Marignac et Jacques Rivette, par exemple, pas de tutoiement. Le «vous» est de mise et quant à décrire la relation qui les unit, mission «difficile», reconnaît Martine Marignac avant d’expliquer qu’«en gros, on ne se voit que pendant les périodes de travail. En général, Jacques est quelqu’un qui disparaît entre deux films c’est à dire que, par exemple, il ne répond pas au téléphone. Et quand il décide de revenir, on reçoit alors un coup de téléphone. Alors, ça peut être moi la première ou Bonitzer. Et là, c’est le signal. On sait qu’il est prêt à redémarrer». Celui qui est aussi connu pour être l’un des rares à avoir lu l’intégralité des 31 pièces de Corneille vit peut-être sans téléphone mais pas coupé du monde. Martine Marignac raconte qu’en plus de la lecture quotidienne de la presse, «il voit quand même 4 ou 5 films par semaine. Je ne sais pas s’il y a beaucoup de metteurs en scène qui sont autant que lui au courant de toute la création cinématographique. Et ce qui est valable pour le cinéma l’est aussi pour la musique, pour toutes les formes d’art. Ce qui est fabuleux chez lui, c’est son appétit, sa curiosité». Son esprit critique aussi, que son passage à la réalisation n’a pas émoussé. La dent dure, il l’a, confirme Martine Marignac. Et probablement d’abord avec lui-même si l’on en juge par le dégoût que lui inspirait, ce soir-là, la perspective de revoir deux de ses courts-métrages. Deux œuvres que Jacques Rivette s’abstiendra de renier pour l’unique raison, explique-t-il, «qu’il ne faut pas renier ce qu’on a tourné tant bien que mal». En guise de preuve ultime de sa présence aiguë au monde.
par Elisabeth Bouvet
Article publié le 29/03/2007 Dernière mise à jour le 29/03/2007 à 16:37 TU