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Littérature

En mémoire de Primo Levi

Le 11 avril 1987 disparaissait Primo Levi. Le Centre d’histoire de la résistance et de la déportation à Lyon commémore le vingtième anniversaire de la mort de l’écrivain italien. Titre de l’exposition : Primo Levi puisque c’est un homme, allusion au livre-témoignage que le Turinois écrivit à son retour du camp d’extermination d’Auschwitz, le fameux Si c’est un homme. Cette exposition entend faire découvrir toutes les facettes d’une personnalité trop souvent réduite à son seul statut de témoin. Témoin incontournable, nous disent les commissaires de l’exposition, mais aussi écrivain, intellectuel engagé et évidemment chimiste, le métier qu’il n’a jamais cessé d’exercer jusqu’à sa retraite en 1975. Plus de soixante après la Shoah, son message demeure intact, indélébile: «C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau : tel est l’essentiel de ce que nous avons à dire», peut-on lire en exergue à l’exposition lyonnaise qui est présentée simultanément, en Italie, au Museo diffuso della resistenza, della deportazione, dei diritti e della libertà de Turin, la ville natale de Primo Levi.


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«Auschwitz m’a marqué mais ne m’a pas ôté le désir de vivre. Au contraire, cette expérience a accru mon désir, elle a donné un but à ma vie : celui de témoigner afin qu’une chose pareille n’arrive plus jamais». Cet aveu, Primo Levi l’écrit dans son dernier livre publié un an avant son suicide, Les Naufragés et les Rescapés, ouvrage qui reprend , sous forme d’essai, les thèmes de son premier livre-témoignage sur les camps, Si c’est un homme. De l’un à l’autre, on lit bien la conscience, chez Primo Levi, de sa position de témoin et la nécessité de s’engager pour lutter contre l’oubli. Et cela donc, dès les années 50. «Si je n’avais pas eu cette expérience à raconter, reconnaît d’ailleurs Primo Levi, «je n’aurais probablement jamais écrit». Confession qui en dit long sur le traumatisme car de l’avis de l’universitaire Philippe Mesnard, l’un des deux commissaires de l’exposition, le parcours de Primo Levi ne saurait se limiter à celui d’un témoin : «Primo Levi est devenu une espèce d’icône à partir de son suicide or c’était quelqu’un de beaucoup plus complexe qui a su mener de front tous les aspects de sa personnalité». Personnalité que l’exposition se propose donc de faire (re) découvrir. 

Chimiste, une façon de voir le monde

Primo Levi, 1966. DR, coll. Ian Thompson
Primo Levi, 1966.
DR, coll. Ian Thompson

De sa naissance en 1919 à son suicide en 1987 : ainsi s’organise l’exposition autour des dates-clés de l’existence de Primo Levi, matérialisées par une série de panneaux, comme autant de chapitres qui nous éclairent sur les différentes facettes de l’homme ou de son témoignage. «C’était aussi céder au principe d’intelligibilité si cher à Primo Levi», explique Philippe Mesnard. Un souci de clarté hérité de sa formation de chimiste, ce dont témoignent plusieurs indices disséminés tout au long du parcours à commencer par la citation qui ouvre l’exposition : Primo Levi parle de son travail d’écrivain comme d’«une œuvre de chimiste qui pèse et sépare, mesure et juge sur des preuves sûres et s’ingénie à répondre aux pourquoi». Ce sont encore de petites boîtes transparentes accolées aux panneaux et dans lesquelles ont été glissés des éléments chimiques, arsenic, soufre, argent, fer, zinc, potassium, etc. Un clin d’œil au seul métier que Primo Levi ait jamais eu (c’est lui qui le disait) moins anecdotique qu’il n’y paraît. La chimie constitue même, selon Philippe Mesnard, «le fil d’Ariane qui l’a conduit [Primo Levi] à travers les différentes réalités qu’il a explorées ou dans lesquelles il a été déporté. La chimie, c’est ce qui lui a permis d’avoir une position plus favorable à la survie à Auschwitz. Elle lui a permis, d’un point de vue méthodologique, d’explorer sa propre expérience avec cette articulation étroite entre une démarche intellectuelle et théorique et un grand souci de clarté, une grande exigence de pousser le plus loin possible la compréhension de cette matière vécue».

Primo Levi, 1985. (Copyright : Bernard Gotfryd)
Primo Levi, 1985.
(Copyright : Bernard Gotfryd)

Ces boîtes font aussi référence à l’un de ses récits les plus autobiographiques, Le système périodique. Paru en 1975, ce texte est composé de 21 chapitres consacrés, chacun, à un épisode marquant de la vie de l'auteur auquel est associé un élément chimique emprunté à la classification du Russe Dimitri Mendeleïev, également appelée Tableau de Mendeleïev. «Cela renvoie bien sûr à son amour de la chimie mais, insiste Philippe Mesnard, cela en dit long aussi sur sa conception de l’écriture puisqu’il disait lui-même que le Tableau de Mendeleïev était une poésie plus forte que toutes celles qu’il avait pu apprendre à l’école». La chimie comme école de pensée, comme «métaphore également de l’écriture, l’expérimentation avec la matière étant comparable à celle que l’on peut mener avec la langue au contact de sa propre expérience». Et Philippe Mesnard d’évoquer ce leitmotiv chez Primo Levi autour du thème de la division : «Je suis partagé en deux moitiés. La première est celle de l’usine, je suis un technicien, un chimiste. L’autre, au contraire, est complètement indépendante de la première, et c’est celle dans laquelle j’écris. [….]. Ce sont bel et bien deux moitiés de cerveau. C’est une fêlure paranoïaque». Ecrire équivaut alors, pour ce chimiste patenté, au besoin de mettre de l’ordre.

Raconter, «une thérapie libératoire»

Couverture de la première édition de «Si c'est un homme» chez De Silva, 1947. DR
Couverture de la première édition de «Si c'est un homme» chez De Silva, 1947.
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Le recours à la science, à la raison pour dire le chaos d’Auschwitz, dénoncer l’obscurantisme. Telle sera effectivement la ligne qui guidera Primo Levi dans son devoir de transmission. Et notamment, à son retour en Italie en octobre 1945, après 11 mois de déportation à Auschwitz. Très vite, pour ne pas dire tout de suite, l’ex-matricule 174 517 éprouve le besoin de témoigner. «Quand je suis rentré du lager, j’étais doté d’une ardeur narrative pathologique», écrit-il. Primo Levi précise même qu’il «racontai[t] [s]es histoires au premier venu». Pris d’une «pulsion immédiate et violente» assez semblable à celle, en France, qui poussera un Robert Antelme à publier L’Espèce humaine, texte qui, comme le Si c’est un homme de Primo Levi, a bien failli tomber dans l’oubli. Cette première vague d’écrits de témoins est, il est vrai, assez mal reçue. Primo Levi se heurte au refus des grandes maisons d’édition italiennes qui ne jugent pas opportun de publier ces récits trop pénibles pour des lecteurs de l’après-guerre, désireux de tourner la page. Et sans le soutien d’amis, la première publication de Si c’est un homme, en 1947, chez le modeste éditeur De Silva, n’aurait sans doute jamais pu se faire. Le livre sera diffusé à 2 500 exemplaires. Quant au lectorat, il se limitera au cercle des anciens déportés et partisans. Découragé par tant d’indifférence, Primo Levi attendra dix ans et les premières commémorations d’importance en 1955 pour renouer avec l’écriture. En 1958, après moult rebondissements et quelques remaniements, la seconde version de Si c’est un homme sort enfin chez Einaudi, le célèbre éditeur turinois. Primo Levi accède à la notoriété. En 1960, il commence à écrire ses chroniques pour le quotidien La Stampa et en 1963, publie La trêve, récit épique de son périple de 9 mois pour rentrer en Italie après la libération des camps, qui connaît un immense succès car, estime Philippe Mesnard, «c’est le premier texte qui rend compte de la société au delà du rideau de fer autrement qu’en termes manichéens, dogmatiques».

Ecrivain expérimental

Le commissaire français de l’exposition veut d’ailleurs voir dans ce roman, à la facture plutôt enlevée voire picaresque, et dans les écrits qui suivront, la preuve que Primo Levi est bien plus qu’un écrivain qui témoigne, un écrivain, tout court. Et de rappeler que le Turinois avait déjà écrit deux textes avant d’être déporté. L’expérience concentrationnaire a précipité Primo Levi dans l’écriture et, du même coup, affermi une vocation probablement assez incertaine quand il est arrêté en 1943, comme résistant, puis déporté comme Juif. Mais même ce premier récit que Primo Levi rédige dans l’urgence est déjà, pour Philippe Mesnard, «une composition puisqu’il s’agit du condensé d’un travail effectué pour l’armée rouge avec Leonardo de Benedetti sur les conditions d’hygiène dans le camp pour Juifs de Monovitz, des poèmes qu’il a écrits immédiatement après la libération et même de ses récits oraux». Agencement qui fait de Si c'est un homme, un livre atypique : «Ni simple récit ni roman. Ce n’est pas seulement autobiographique puisqu’il parle au nom de tous les morts. De ce point de vue, il n’entre dans aucun genre. Il fonde peut-être un type d’écrit qui sera le style testimonial à dimension littéraire qui apparaîtra beaucoup plus tard, dans les années 70 et 80».

L’exposition rappelle que Primo Levi s’est d’ailleurs essayé à toutes les formes d’écriture ou presque, de l’essai au roman en passant par le théâtre, la traduction et même le récit épistolaire, si l’on en juge par son dernier ouvrage La chimie pour dames, demeuré inachevé. Certes, en s’abritant derrière son métier de chimiste, il garde ses distances à l’égard d’un milieu littéraire qu’il n’a jamais souhaité fréquenter. D’où cette figure du témoin que Primo Levi incarne définitivement aux yeux de tous, mais un témoin combatif. A l’exigence pédagogique qui sous-tend son œuvre littéraire répond en effet la conception d’une mémoire active et militante qui l’amène , dans les années 60, à partir à la rencontre des étudiants et à multiplier les interventions dans les médias.

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Le devoir moral du témoin

Si la chimie fut le fil d’Ariane de l’existence de Primo Levi, le besoin de témoigner en fut le moteur. Et cela, dès la Libération. Le refus des grandes maisons d’édition de publier Si c’est un homme au lendemain de la guerre, lui fait brutalement prendre conscience que «la mémoire concentrationnaire risque de sombrer dans l’oubli et qu’il faut véritablement s’engager». Ce qu’il fera sans lésiner. Débats, conférences, chroniques, émissions télévisées et radiophoniques, Primo Levi n’est pas témoin à s’économiser. Homme de conviction, Primo Levi dispensera pareillement son énergie pour dénoncer la violence qui, dans les années 70 dites de Plomb, endeuille son pays avec notamment l’assassinat d’Aldo Moro en 1978. Même engagement sur la scène internationale quand en 1967, il prend position en faveur de l'Etat hébreu ce qui ne l'empêchera pas de critiquer Israël, durant la guerre du Liban, quelques années plus tard.

Nul dogmatisme en effet chez ce laïc en butte aux étiquettes. «Dès qu’un événement politique lui semblait toucher aux fondements même de ses principes moraux, il montait au créneau», confirme Philippe Mesnard. Jamais effectivement Primo Levi ne s’est défilé, toujours prêt, au contraire, à ferrailler contre toute forme de dérives dangereuses comme ce fut le cas au moment de la sortie en 1974 du film de Liliana Cavani, Portier de nuit, récupération pornographique de la mémoire des camps de concentration, aux yeux de l’intellectuel italien.

Primo Levi (Copyright : Scansione)
Primo Levi
(Copyright : Scansione)

Mais la percée du négationnisme dans les années 80 l’affectera profondément. D’autant qu’à cette même période, Primo Levi se sent lui-même en proie à une immense fatigue liée à l’usure de la réception de son témoignage et même de son propre rapport à son expérience. En témoignent ces mots au début du premier chapitre de son dernier livre, écrit quarante après Auschwitz, Les naufragés et les rescapés : «Il est […] vrai qu’un souvenir trop souvent évoqué, et évoqué sous la forme du récit, tend à se fixer en stéréotype […] qui s’installe à la place du souvenir brut et grossit à ses dépens». A la fin de sa vie, Primo Levi parlait de lui comme d’un «rescapé professionnel», qualificatif qui en dit long sur sa crainte de voir sa parole faussée par le nombre infini de conversations et autres interviews accordées au cours de toutes ces années. Lassitude d’un côté et indifférence du jeune public de l’autre : c’est l’aspect utilitaire du témoignage qui est brutalement remis en cause et avec lui, l’engagement de toute une vie.

Primo Levi. (Copyright : Scansione)
Primo Levi.
(Copyright : Scansione)

Mais même inquiet, même profondément las, Primo Levi trouve les ressources de publier en 1983, Maintenant ou jamais puis d’écrire en 1985, Les naufragés et les rescapés et ainsi de fouiller une fois encore ce qu’il appelle «la zone grise» autrement dit cet espace qui sépare les victimes des bourreaux. Jusqu’au bout, explique Philippe Mesnard, l’écrivain turinois aura eu «cette exigence de comprendre dont il sait pertinemment qu’elle ne peut se départir de la conscience de ce qu’il y a d’incompréhensible, mais cet incompréhensible ne doit pas pour autant révoquer la nécessité de comprendre». En humaniste (et bon chimiste) qu’était Primo Levi.

Le 11 avril 1987, cet homme de combat qui avait manifesté une telle volonté de vivre puis de témoigner se jetait dans la cage d'escalier de son immeuble turinois. Quarante ans après la première publication de Si c'est un homme et quelques semaines avant l'ouverture, à Lyon, du procès de Klaus Barbie. Primo Levi avait 68 ans.



par Elisabeth  Bouvet

Article publié le 26/04/2007 Dernière mise à jour le 26/04/2007 à 14:29 TU

Couverture de la première édition de «Si c'est un homme» chez Einaudi, 1958. DR
Couverture de la première édition de «Si c'est un homme» chez Einaudi, 1958.
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Bibliographie (non exhaustive)

Si c’est un homme. Pocket, 2001

La trêve. Grasset, 1996

Le système périodique. Albin Michel, 2000

La clé à molette. Robert Laffont, 1997

Maintenant et jamais. Gallimard 1997

Les naufragés et les rescapés. Gallimard, 1989

Conversation avec Primo Levi. Gallimar